Gibier d’élevage
de Kensaburo Ôé, 1966
Genre : drame réaliste
Vers la fin de la guerre, un bombardier américain s’écrase dans la montagne. De l’équipage, seul un mécano est rescapé, qui a eu le temps de sauter en parachute. Il est capturé par les villageois, qui n’en reviennent pas : ils ont fait un prisonnier de guerre, à eux, et en plus… c’est un noir. Mais que faire avec? Le livrer aux autorités? A la ville, « en bas », ils n’en veulent pas, ils sont trop désorganisés. Alors le prisonnier reste au village. Grand, baraqué, mais doux et taciturne, aucun adulte ne lui parle, seuls les enfants sont fascinés. Mais tous le traitent comme un animal. Un noir, est-ce que c’est humain?
Ce que j’en pense :
Ce qui m’a frappé dès les premières lignes, c’est la puissance du récit, fait de lyrisme poétique (les évocations de la nature) et de matérialisme : ce sont les besoins du corps (faim, soif, petites ou grosses envies) qui guident les actes et les mots des enfants protagonistes. De la même manière, le narrateur décrit son village isolé dans la montagne à la fois comme un paradis (nature, liberté, innocence) et comme un lieu sordide (misère, crasse, ignorance). Racontés au passé, ce sont des souvenirs d’enfance, l’enfant fruste étant devenu un adulte lettré, capable de formules littéraires raffinées, mais portant un regard amer, parfois teinté de tendresse, sur les choses et les gens.
Le moteur du récit, c’est cet évènement inattendu, banal à l’échelle d’une guerre mondiale, mais dévastateur à l’échelle d’un petit village : l’apparition d’un prisonnier ennemi. Apparition, car il tombe littéralement du ciel, en parachute, seul rescapé de l’équipage d’un bombardier abattu. L’irruption de ce corps étranger (dans tous les sens de ces termes) dans une communauté refermée sur elle-même, et semble-t-il ignorée des autorités de « la ville », va en bouleverser le quotidien, en y transposant la guerre, de la manière la plus brute : la mise en présence, face-à-face, de deux cultures antagonistes, incapables de seulement essayer de communiquer.
Le prisonnier, de surcroît, est noir, ce qui, aux yeux des villageois, le rend étranger non seulement au pays, mais carrément à l’humanité. A la problématique des ravages qu’une guerre inflige à une population, se double alors la problématique d’un racisme viscéral, même pas idéologique, mais primitif : les villageois n’imaginent pas qu’un homme noir soit autre chose qu’un gorille apprivoisé. Et ils le traitent comme tel : chaînes aux pieds (celles d’un piège à loups), laissé enfermé dans une cabane, nourri, ils ne tentent à aucun moment de lui parler, de l’interroger. Parle-t-on à une bête? Ce processus de déshumanisation culmine à une scène de bestialité, lorsque le prisonnier est amené à une chèvre pour qu’il la… enfin bref.
C’est d’ailleurs une des caractéristiques du récit : le naturalisme va jusqu’à la description des fonctions organiques en pleine action, manger, boire, transpirer, pisser, chier, se masturber. Curieusement, ce n’est ni scatologique, ni pornographique, ni sordide ; le corps se trouve au centre de l’action, et sert d’interface avec la nature et l’environnement. Ce rapport direct au corps permet de matérialiser les souvenirs, et de les rendre d’autant plus réels, afin que le lecteur se les approprie. Je pense notamment à la description, en quelques lignes, de l’humidité des corps en plein effort (transpiration) et de la nature en été (rosée) qui rend hyperréaliste la scène, très simple, où le père et le fils vont à la ville, en marchant à travers les sentiers. Scène où il ne se passe rien, à part le simple fait de marcher. Car c’est aussi comme cela que fonctionnent les souvenirs : une sensation, qui amène une idée de lumière, de couleur et d’odeur, et qui s’insère dans quelque chose de plus vaste, que l’esprit va reconstruire, pour constituer un récit…
La pauvreté, la guerre, la violence, l’ignorance, le racisme… Tout cela plomberait n’importe quel récit, mais l’auteur-narrateur y apporte, comme je le dis plus haut, une dimension poétique et lyrique, et en fait un récit initiatique sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (initiation violente, comme il se doit), ainsi qu’un conte moral. Oh, pas moral au sens de bien pensant, mais au sens d’universel : partant d’un souvenir d’enfance, traumatisant, il évoque le racisme et l’absurdité de la guerre avec une rare puissance, et règle ses comptes au passage avec l’inégalité des classes sociales dans un Japon encore médiéval par bien des aspects : dans les années 40, les conditions de vie dans les villages n’avaient guère changé depuis l’époque des shoguns, et « la ville » peuplée de commerçants, de gratte-papier et de militaires semble un autre monde, lointain, dangereux et méprisant.
Je ne vous raconterai pas la fin, car elle est dramatique, et le dénouement, hélas, inéluctable. A noter, que pour un récit de guerre, il est surprenant de ne pas apercevoir un seul uniforme (à part la tenue du prisonnier) : à aucun moment, l’armée impériale ne fait son apparition. La fin apporte toutefois un dernier rebondissement, qui à première vue semble totalement gratuit, mais qui en réalité sert de contrepoint au drame de l’avant-dernier chapitre : une sorte de conclusion morale, laissant libre court à l’interprétation du lecteur : justice immanente? ou vengeance de la nature sur la folie des hommes? ou simple absurdité de la condition humaine? Le narrateur ne tranche pas, nous renvoyant à notre propre questionnement.
Je ne connaissais pas Kensaburo Oe avant de lire ce court mais très dense roman. « Gibier d’élevage », publié à 23 ans, est son second récit, et il remporta en 1958 le très prestigieux prix Akutagawa, avant de remporter, près de quarante ans plus tard le prix Nobel de littérature. C’est pour moi, après Tanizaki et Inoue, une nouvelle découverte d’un grand écrivain, vers lequel je sais que je reviendrai.
A noter que « Gibier d’élevage » a été adapté au cinéma en 1961 par Nagisha Oshima, sous le titre original Shiiku, traduction en français : « le Piège« . Je ne l’ai pas vu, mais je vous en ai proposé l’affiche ci-dessus.
Je ne passais sur ton blog qu’en trainant sur l’agregator-sama et j’ai raté beaucoup de choses. Je me suis toujours dit qu’il était temps de lire des romans japonais: je m’étais arrêté au tome 2 de La mer de la fertilité de Mishima il y a longtemps. Il faut que je revienne à ton dossier musique d’ailleurs
Congratulations for all your work until now !
Hem, c’est correct ?
tu es bien sûr le bienvenu sur les autres rubriques (livres, musique) que l’agrégateur ne propose pas en choix par défaut. Mishima, j’en ai un sur la table de chevet, mais je n’ai pas encore commencé. à vrai dire, en littérature japonaise, je suis encore plus newbie que pour le reste : tout ce que j’ai commencé à lire se trouve ici sur le blog.
note que je n’ai pas d’a priori, je lis de tout : je viens de finir de lire le light novel de la mélancolie d’haruhi (sans avoir lu les mangas ni vu l’anime). je l’ai trouvé ces jours-ci dans un vide grenier, à 1€… je me suis dit, pour ne pas mourir idiot… billet à venir…
bon, je relève que si j’ai besoin d’un traducteur français-anglais, je peux éventuellement te solliciter?
J’ai trouvé sympa le premier LN de suzumiya (la franchise vien tdes LN d’ailleurs). J’en ai lu d’autres grace à une traduction anglaise avant d’en avoir marre. L’adaptation animée a fait un excellent travail pour s’approprier les monologues du narrateur et réagencer les chapitres des LN sous une forme bien plus attrayante, du moins sur la 1ère saison. De mon côté, j’avais quelques a priori sur la littérature japonaise e tpeut-être la peur de me frotter à de la littérature exigeante ou qui prend son temps, bien loin des formats efficaces des mangas et même des LN, qui me semblent véritablement écrits dans le but d’être adaptés.
il est certain que mishima, tanizaki ou kensaburo oe ne sont pas forcément des auteurs adaptables en mangas. encore que le manga ne se résume pas au format efficace que tu décris ; il y en a d’autres, qui prennent le temps d’une narration plus lente, et qui préfère la litote à l’hyperbole. l’exemple évident de manga « littéraire » est Taniguchi, mais va voir mes billets sur des titres comme le Cheminot, Undercurrent, le Conte du Charbonnier ou le Pays des Cerisiers. on est loin de Dragon Ball et pourtant c’est bien du manga.
Ensuite, cela dépend du style du romancier. le light novel est bien entendu le plus aisé à adapter, mais parmi les « vrais » romanciers, il suffit de piocher chez ceux qui écrivent des romans de genre. Romans policiers, comme Misa Yamamura (ses romans ont déjà été adaptés pour Nintendo DS, alors…) ou romans historiques, comme le Sabre des Takeda, de Yasushi Inoue, qui pourrait très bien être adapté par un maître du gekiga, tel que Hiroshi Hirata, et ce sans presque changer une ligne…
quant à prendre du temps, je crois qu’il est bon pour moi d’alterner, sinon je vais vers l’overdose. ce qui fait l’intérêt de mon blog (excuse moi pour la prétention) c’est que je ne suis pas exclusivement tourné vers le manga/anime, dans le sens où mes avis sur les mangas et les anime se nourrissent de mes autres centres d’intérêt : musique pop ou classique, roman, histoire, cinéma… des blogs de fans qui hantent les conventions ou qui ne fréquentent que d’autres fans aux mêmes centres d’intérêt y en a des tonnes (et d’excellents, hein, c’est pas un jugement de valeur). en lisant des romans, et en écrivant à leur sujet, j’ai plus de facilité à garder ma ligne de conduite : c’est le blog de mackie le newbie, pas de mackie l’otaku
quant à haruhi, tu as lu les LN en trad française officieuse, ou directement en anglais?
J’ai acheté avec plaisir le 1er tome des LN d’haruhi mais j’avais avant cela lu des trads officieuses du tome 2, 4, 5 6 et 7. Un grand chamboulement arriverait dans le 9 mais ma motivation s’est étiolée. Discuter des questions d’adaptation est passionnant avec Suzumiya mais tu as déjà du te renseigner. Autrement, je comprend le but de ton blog et ton ouverture d’esprit que je partage complètement…en théorie, n’ayant pas de réelle ambition pour ma culture personnelle (ça me fait mal de l’avouer). Mes propos sur les mangas étaient hatifs et ne représentent pas du tout mon eccletisme dans ce domaine: là par contre j’entend me faire une bonne idée de ce que le manga peut offrir
au fait, si tu as Mishima en attente, sache que l’écrivain avait lu les premiers mangas (gekiga) de Hirata, et l’avait encouragé dans une critique publiée en 1970. Franchement, tu peux te mettre à Hirata si ce n’est pas déjà fait.
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