Les ponts du mois de mai ont ceci de bon, qu’ils permettent de déconnecter de la routine. Et pour recharger les batteries, quoi de mieux que de lire un bon livre? Ou plusieurs, lorsque le pont se transforme en viaduc. Ayant juste fini la Fusée de Shitamachi, de Jun Ikeido, chez Books Éditions, j’ai continué sur ma lancée avec trois autres excellentes fictions, toutes parues chez Picquier, ce qui est quasiment leur seul point commun : Love & Pop, de Ryû Murakami est une expérimentation littéraire extrême sur un sujet choc ; les Fruits de Shinjuku, de Ryûji Morita est une nouvelle troublante et désenchantée ; et la Prière d’Audubon, de Kôtarô Isaka est un detective novel au ton décalé et surréaliste. Avant de revenir aux mangas, dont l’entassement rend chaque jour plus délicat l’accès à mon côté du lit, voici donc une petite chronique rétrospective de ma semaine de lecture.
Love & Pop
(Robu & Poppu)
de Ryû Murakami
1996 – Picquier, 2009 (Picquier poche, 2011)
Traduction Sylvain Cardonnel
L’histoire : Hiromi, 16 ans, ne s’intéresse qu’à une chose dans la vie : son look. Elle découpe les articles qui lui plaisent dans les magazines de mode, et dès qu’elle le peut, file à Shibuya faire du shopping avec trois copines. Pour s’offrir les marques dont elle rêve, il lui arrive occasionnellement de pratiquer l’enjo kôsai ; mais jamais seule, toujours avec ses amies, et sans aller jusqu’au bout. Un jour, cependant, pour s’acheter une bague de topaze à plus de 100.000 yens, elle décide d’y aller seule, et cette fois, jusqu’au bout. Dans la lumière, la foule et le bruit de Shibuya, que va trouver Hiromi, sinon le néant?
Ce que j’en pense : chaque fois, lire un roman de Ryû Murakami m’est une expérience éprouvante. Sordide par le sujet qu’il traite (la prostitution volontaire des mineures), glauque par son approche (comme avec une caméra sur l’épaule), expérimental par son style (seulement des dialogues et des bruits d’ambiance), Love & Pop ne déroge pas à cette règle. Dès le début, j’ai été happé par le vide abyssal de l’existence de Hiromi, totalement axée sur le besoin de consommer : à ce stade, la différence avec l’addiction à la drogue est très mince. Hiromi n’est même plus une fashionista, c’est une junkie. Le récit est mené au ras du sol, en caméra subjective, c’est l’émission Strip-tease mais version trash. De longues pages ne sont constituées que du défilé d’information qui passent devant les rétines blasées d’Hiromi : une litanie de marques et de produits, des kilomètres de paroles de chansons niaises au karaoké, et bien sûr, les innombrables messages laissés sur le téléphone portable par les hommes cherchant des rendez-vous payants. Nous suivons Hiromi dans une sorte de spirale sordide, vers ses rendez-vous avec des détraqués de toutes sortes, tous plus bizarres (et dangereux) à mesure qu’avance la nuit… La question qui se pose : tout ça pour quoi? Pour une simple bague de topaze, aussi chère soit-elle?
Ryû Murakami propose une autre interprétation : pour lui, Hiromi veut seulement se sentir vivre, elle est simplement en quête de quelque chose, quoi que ça puisse être, susceptible de combler le vide émotionnel de son existence. Cela dit, même si Murakami ne laisse pas d’équivoque sur la répulsion que lui inspire ce qui n’est rien d’autre que de la prostitution (lire pour cela le moment où Hiromi prend conscience que ce n’est plus un jeu, mais une relation sexuelle tarifée, où elle vend son corps), jamais il ne se laisse aller au jugement de valeur. Il arrive même à nous faire éprouver une sorte d’empathie pour son héroïne, qu’au début je trouvais banale et sotte, avant de finir par la trouver touchante et lucide. Mais pour arriver à ce stade, il lui aura fallu se heurter de plein fouet à la réalité…
Love & Pop n’est pas le meilleur Ryû Murakami que j’ai lu. En même temps, ça n’a pas beaucoup de sens : ce que j’aime chez cet auteur, c’est sa capacité à faire exister ses personnages, et à les suivre jusqu’au bord du gouffre. « La littérature n’a que faire des questions de moralité« , dit-il dans sa postface. Je ne suis pas totalement certain qu’il soit lui-même convaincu par cette affirmation, au sens où sa démarche quasiment documentaire ne peut pas être dénuée d’une certaine dose de dénonciation. Quoi qu’il en dise, en abordant ce sujet de façon frontale, en nous montrant ce qu’on ne veut pas regarder, il s’engage. C’est cela, qui rend ses livres tellement importants.
Les Fruits de Shinjuku
(Shinjuku no kajitsu)
de Ryûji Morita
Autrement, 2000
Edition illustrée Picquier, 2012
Illustrations d’Amandine Grandcolas
Traduction de Corinne Quentin
L’histoire : Ryôta et son pote Ichirô sont deux étudiants à la dérive. Ils traînent sans but des journées entières, se droguant aux solvants ou au sirop pour la toux. Ryôta est amoureux de Maria, une prostituée qu’il photographie depuis sa fenêtre. Un jour, il l’aborde, et c’est le début d’une errance dans le quartier de Shinjuku…
Ce que j’en pense : Les Fruits de Shinjuku est une nouvelle, d’abord parue dans le recueil collectif Tokyô électrique, aux éditions Autrement, en 2000. Le récit est réédité par Picquier avec des illustrations d’Amandine Grandcolas, qui emploie avec subtilité deux palettes, une de gris pour les personnages, et une de couleurs franches pour les décors criards des rues et des enseignes. Parfois, on est à la limite du roman graphique, avec des suites de cases carrées, entre la bande dessinée et le polaroïd.
Le récit, au style austère et direct, m’évoque… Ryû Murakami, sur un sujet que ce dernier a déjà abordé : la prostitution des jeunes immigrées philippines ou péruviennes, aux mains des yakuzas de Shinjuku. Mais Ryûji Morita y apporte une touche très personnelle, émouvante et poétique, surtout vers la fin, qui me fait penser à la parabole d’Icare… Sur ce texte court, 95 pages, dont un quart d’illustrations, plane le mystère de Maria, la prostituée, belle et fragile, vue à travers les yeux amoureux de Ryôta. J’aime à croire que la fin, ouverte, obligera Ryôta à ouvrir les yeux non seulement sur la violence, la misère et l’exploitation que subit Maria, mais surtout sur la déchéance qu’il s’inflige à lui-même… Un texte très beau, âcre, en apparence désespéré mais qui m’a beaucoup touché.
La Prière d’Audubon
(Audubon no inori, a prayer)
de Kôtarô Isaka
Shinchosha, 2000
Picquier, 2011
Traduction de Corinne Atlan
L’histoire : à son réveil, Itô a du mal à rassembler ses esprits. Il se souvient avoir démissionné de son job d’informaticien, et il ressent la douleur de coups reçus par un flic. Mais comment il est arrivé dans cette île, dont il ignore le nom, alors ça… Tout lui semble irréel : l’endroit, paisible et hors du temps, est peuplé de gens au comportement bizarre : un peintre qui ne peint pas, et qui ne dit que des mensonges ; un assassin beau comme un dieu, qui lit de la poésie et plante des fleurs ; un boiteux qui se passionne pour les pigeons ; une marchande de légumes si grosse qu’elle ne peut plus quitter son échoppe ; une petite fille qui écoute les battements de son cœur, allongée sur le sol… et un épouvantail qui parle, et qui prédit l’avenir… Cela pourrait être un paradis, mais tous répètent qu’il manque sur cette île quelque chose… quoi ? Itô est encore à chercher à comprendre ce qu’il fait là, lorsqu’un matin, on découvre que l’épouvantail a été… assassiné.
Ce que j’en pense : après deux livres sombres et difficiles, terminer la semaine avec la Prière d’Audubon m’a fait le plus grand bien. Derrière un pitch totalement loufoque, qui fait ouvertement référence à Alice de Lewis Carroll, se cache une sorte de detective novel, un whodunnit à huis clos, plus classique qu’il n’y paraît : unité de lieu, meurtre mystérieux, tout le monde suspect, y compris le narrateur, si on aime le genre (ce qui est mon cas), c’est un vrai plaisir. Le suspense croît lentement mais sûrement, à mesure que l’on tourne les 400 pages et des brouettes (ce que j’ai fait à toute vitesse). Au début, ça part dans tous les sens, on est dans l’absurdité la plus hermétique mais les pièces du puzzle commencent à s’imbriquer de façon mathématique, menant vers une résolution typique des detective novels : la révélation finale avec explication tordue mais logique à la clé. Au passage, l’auteur se plaît à nous raconter quelques épisodes méconnus de l’histoire du Japon, et même des Etats-Unis… Et pourquoi Audubon? ça je vous le laisse découvrir. Certes, il y a des passages un peu gratuits, des effets téléphonés (comme toujours dans les detective novels, avec un peu de bon sens, on devine la fin un peu avant la fin), et même quelques longueurs, mais c’est emballé avec assez d’humour et de fantaisie pour que ça se laisse lire tout seul. Et, c’est bon signe, à la fin, j’ai eu un petit pincement au cœur de quitter cette île mystérieuse… J’ai pensé à d’autres histoires d’îles, celles de Jules Verne bien sûr, mais aussi le jeu Myst, et les nombreux mangas à prendre une île pour décor, de Battle Royale à l’ïle de Hozuki, en passant par l’Île infernale, mais il y en a bien d’autres… Chose que j’ai découverte après coup, la Prière d’Audubon a fait l’objet d’une adaptation… en manga (ci-contre), d’ailleurs d’autres histoires du même auteur, Kôtarô Isaka, ont eu le même sort, dont deux traduits en français : Waltz et le Prince des ténèbres les deux chez Kurokawa. Bref, pas un chef-d’œuvre mais un livre drôle, surprenant et dépaysant, pile ce qu’il me fallait en dessert. C’est déjà beaucoup.
J’avais lu le synopsis de Love & Pop, et il m’avait semblé effectivement bien glauque. Le livre a été adapté en film live par Hideaki Anno, le réalisateur de Neon Genesis Evangelion, mais même sachant cela, je n’ai pas très envie d’y jeter un oeil…
L’enjo kôsai est apparemment un phénomène répandu au Japon, mais comme souvent avec ce genre de réalité peu réjouissante, peu de manga y font mention. Un des rares cas serait Gals!, de Mihona Fuji, un shôjo plutôt léger et avant tout humoristique, mais qui mine de rien évoque des sujets assez graves. Le phénomène est considéré comme une conséquence du mouvement Kogal – les filles à la mode, souvent associées à Shibuya – mais dans l’histoire, la fille faisait cela pour échapper à la pression familiale, et se contentait d’escorter des clients adultes. Par contre, l’héroïne du manga se fait régulièrement abordée par des salarymen qui lui disent en gros « c’est combien ? », sous prétexte qu’elle est Kogal (elle a les cheveux teints et des accessoires de mode très voyants). Heureusement, elle les envoie balader. Mais il faut tout de même noter qu’elle et sa copine sont mineures.
Le reportage de Beinex sur les otaku abordaient aussi ce sujet. Non pas que cela ait un rapport avec le propos premier du reportage, mais je pense surtout que c’était pour nous dire : « regardez comme ils sont bizarres ces Japonais ».
Love & Pop est un livre dur, mais il a le mérite d’aborder frontalement le sujet, et de mettre le doigt là où ça fait mal.
Du point de vue formel c’est une expérience intéressante : récit en pièces, sans narrateur ni regard subjectif, c’est écrit comme si une caméra filmait tout sans recul, et sans montage à la fin : des rushes à l’état brut, sans voix off, la voix de Hiromi se noyant parmi les voix des gens de la foule, des écrans perpétuellement allumés (pubs, télés, radios, musiques de galeries commerciales) – c’est un Tokyô tout sauf pittoresque. A la fin reste une impression de malaise et de voyeurisme, mais il fallait ça pour coller au sujet et en montrer toute la réalité.
Il y a un autre manga qui parle de l’enjo kosai, Diamonds de Erica Sakurazawa, sorti à l’époque chez Milan en format bunko. Là, ce n’est pas le même public que Kogals, mais plutôt un public adulte, même si l’héroïne est lycéenne. Ca parle du matérialisme et du monde des adultes, vu par une adolescente plutôt mature. A essayer!
Love & Pop, le film de Anno, est quand même un des trucs les plus intéressants qui soit arrivé au cinéma japonais dans la fin des 90′s. La parti pris formel ne plaira pas à tout le monde, c’est certain, mais le film est ras la gueule d’idée de mise en scène et de cadrages, avec changement de format, fish eye, mini dv embarquée, contre plongée quasi permanente…. avec une vraie utilité narrative (déshumanisation et tous ça). Bref, du cinéma pensé, un peu froid (comme le livre), et réjouissant. (de toutes façons Anno est un génie de la mise en scène, caméra live ou animation)
Je me laisserai pt’êt’ tenter, alors, j’ai vu qu’il existait une version sous-titrée US.
Pour ma part, je me laisserais bien tenter par La prière de l’Audubon
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