Les secrets de l’économie japonaise en bande-dessinée
(Manga Nihon keizai nyûmon)
de Shôtarô Ishinomori
Nihon Keizai Shimbun, 1986-1988
Albin Michel, 1989
En 1989, la parution des Secrets de l’économie japonaise, chez Albin Michel, n’avait rien d’un signe avant-coureur du futur succès des mangas en France. Il est quand même amusant de noter que ce livre, mix étonnant de manga et de manuel d’économie, précède de peu la sortie d’Akira chez Glénat en 1990, que l’on considère généralement comme l’éclaireur dans la conquête à venir du marché français par les mangas. Je précise également que ce livre ne fut pas le premier non plus, pour plus de précisions je vous renvoie au récent billet de Gemini, « Comment les mangas sont-ils arrivés en France ». D’ailleurs pour être honnête, c’est lui le responsable de cet achat d’opportunité, puisqu’il m’a donné envie de farfouiller sur le net pour savoir la cote de ces quelques oldies.
À la base, il s’agit d’un manga de Shôtarô Ishinomori, le « roi du manga », auteur entre autres de Cyborg 009, Sabu & Itchi, Kamen Rider et de Hokusai. Intitulé Manga Nihon keizai nyûmon, il a été adapté en 1988 sous le titre Japan Inc. pour le public américain. C’est de la version US qu’a été adaptée la version française (comme Akira, d’ailleurs), qui se résume à un seul volume (contre quatre pour l’édition originale), pour donner un objet assez curieux : 300 pages alternant les planches du manga avec des pages d’analyse économique et de tableaux de chiffres, supposés nous éclairer sur les raisons du succès d’une économie nippone alors à son zénith, juste avant la récession des années 90 qu’elle allait prendre de plein fouet. Ce qui, rétrospectivement, rend l’argument assez obsolète.
Honnêtement, j’ai très vite laissé tomber la lecture des exposés de macro-économie et des omniprésentes notes de bas de page, qui ne sont d’ailleurs que rarement en rapport direct avec l’histoire que raconte le manga. L’intrigue se concentre sur la vie d’une société multinationale fictive, la Mitsutomo (acronyme de Mitsui et de Sumitomo, deux zaibatsu), qui intervient dans de nombreux domaines comme l’automobile, l’électronique, l’agro-alimentaire, l’immobilier et la finance. Deux jeunes cadres, Kudo et Tsugawa, sont chargés par leur direction de missions délicates, souvent à l’international, où leurs talents de négociateurs sont indispensables, sur fond de conflits commerciaux entre le Japon et les USA. Bien qu’amis dans la vie, leurs méthodes et leurs caractères diffèrent en tout : Kudô est pondéré, socialement responsable et attaché aux valeurs d’un Japon traditionnel, comme le montre son attachement à sa vieille mère, et sa préoccupation pour l’épanouissement de sa famille ; Tsugawa est pressé, néolibéral brillant et cynique, pour lui le business passe avant tout, au détriment de sa femme, qui veut le quitter.
À côté d’eux, on trouve également leurs assistants, Ueda, le débutant naïf et sympathique, et Amamiya, l’indispensable (et fort jolie) secrétaire, au caractère bien trempé et dont Ueda est secrètement amoureux. Sous la houlette de leur directeur, homme avisé et mentor un brin paternaliste, ce petit monde que réunit l’attachement aux valeurs de leur société va devoir travailler ensemble, en mettant leurs conflits de côté. Le tout est, on le voit, assez fortement teinté de traditionalisme, érigeant l’entreprise japonaise en modèle rassurant et protecteur (malgré certaines pratiques à la limite de la magouille – mais c’est pour le bien commun, alors…).
Les chapitres, aux titres pompeux et barbants (Tensions commerciales, Pour contrer la hausse du yen, La structure industrielle, Le déficit budgétaire, et Une révolution monétaire), sont autant de petites histoires où les rapports de force créent un vrai suspense, avec retournement de situation et manœuvres politiques (voire crapuleuses) où interviennent syndicalistes, partis politiques, leaders nationaux (dont le président Ronald Reagan himself), grands patrons et même… la mafia et le Vatican. Corruption, sexe, incompétence, arrivisme, Ishinomori ne nous brosse pas un paysage bien glamour du monde des affaires – mais il plaide, notamment à travers le personnage de Kudô, pour une économie régulée, humaine, et où l’argent est réinvesti dans l’outil de production, non dans la spéculation.
L’édition française ne soigne pas l’aspect visuel. Les scans sont parfois pâlichons, les trames à moitié bouffées, pour certaines pages on dirait de la photocopie bon marché. Quant aux découpages, ils sont mal calés. Dommage. Le dessin est expressif et efficace à défaut d’être joli, on a connu Ishinomori plus inspiré. En même temps, les costards cravates et les attachés cases, c’est moins sexy que les kimonos ou les combinaisons de motard. Il faut savoir que le manga est paru dans le Nihon Keizai Shimbun, plus connu sous le nom de Nikkei, principal quotidien économique (et indice boursier) nippon, ce qui explique le style misant plus sur la lisibilité que sur la finesse du trait. En passant, cela a permis à Shôtarô Ishinomori de relancer sa carrière, puisque le tankobon (le recueil) s’est vendu à plus de 500.000 exemplaires. Grâce à ce succès, en 1989, Ishinomori se vit confier une commande monumentale : rien de moins que de dessiner l’histoire du Japon, en 48 volumes…
L’intrigue amoureuse étant secondaire, le principal intérêt réside dans l’opposition de caractères entre Kudô et Tsugawa, qui représentent les deux faces du salaryman japonais. Au final, les Secrets de l’économie japonaise n’est pas le meilleur Ishinomori, loin de là, mais il est assez intéressant, notamment pour la vision de l’occident par le salaryman japonais moyen. Surtout que les mangas « informatifs », genre reconnu au Japon, sont rarement traduits chez nous. Ajoutons l’aspect curiosité historique d’un volume paru en France avant la déferlante manga des années 90, et vous comprendrez pourquoi je le recommande quand même, en tous cas aux curieux, et aux collectionneurs. Et aux étudiants en Sciences éco, allez.
J’avoue que je n’ai pas eu la curiosité de chercher ces vieux manga (même si j’ai déjà eu l’occasion de lire les premiers Cri qui Tue). Ce qui m’a un peu bloqué avec celui-là, c’est qu’il est indiqué comme interrompu bien avant la fin ; donc, au final, ce premier tome se suffit-il à lui-même ?
pour ce que j’ai lu, oui, ce n’est pas choquant car ce sont des histoires courtes, même si elles sont dans un ordre chronologique. je n’ai pas ressenti d’impression d’inachevé. L’ensemble ne représente pas une saga, et la fin du volume correspond je pense au premier tankobon (c’est l’image que j’ai prise pour illustrer la fin de ma chronique).
OK, merci beaucoup pour cette précision. Et excellent article, comme toujours. Cela faisait (trop) longtemps.
merci c’est sympa^^
je me suis laissé un peu déborder ces temps ci, mais j’ai des sujets en stock. faut juste que je m’y mette et en général ça vient tout seul.
C’est intéressant, je vais pouvoir en apprendre plus sur l’univers pompeux du salaryman japonais, merci Mackie ! Bon article !