Soupe maso (Ryu Murakami)

Miso Soup
de Ryu Murakami
1997 – Picquier, 1999

Non, ne cherchez pas de recette de cuisine dans ce billet. Derrière ce titre apparemment inoffensif, Miso Soup est un roman qui dissimule une expérience littéraire perturbante, parfois insoutenable, de l’ordre de la descente aux enfers. Ni tout-à-fait polar, ni réellement thriller (du verbe to thrill = divertir), c’est un récit brut, violent, profondément pessimiste, sur la déliquescence de la société japonaise selon l’auteur, Ryu Murakami. Et savoir si, en tant que lecteur, j’ai aimé ce livre, n’a pas grand sens. Mais je m’embrouille déjà : je vais tenter de m’expliquer.

L’histoire est celle que raconte Kenji, 20 ans, qui gagne sa vie depuis deux ans en accompagnant des touristes dans les quartiers chauds de Tokyo, principalement à Kabukisho. Son nouveau client est Frank, un yankee sans âge qui se dit importateur de pièces automobiles, pour trois nuits de suite, y compris le 31 décembre. Très vite, Kenji s’aperçoit que quelque chose cloche chez ce gaijin : il ment. Sur sa profession, sur ses origines, sur l’hôtel où il réside… Cela pourrait ne pas prêter à conséquence, sauf que depuis quelques jours, des meurtres en série sont commis dans le quartier de Kabukisho… Aux dernières nouvelles, le coupable n’a pas été identifié. Kenji se met à soupçonner son client, en se demandant s’il n’est pas en train d’accompagner un tueur en série… Mais à ce petit jeu, qui surveille qui, en réalité? Qui est le plus pervers, le plus désespéré, le plus déshumanisé? Pris au jeu d’une étrange fascination, le japonais se retrouve bientôt coincé. Et le constat final sera d’autant plus amer, qu’il n’y aura peut-être même pas de morale à tirer de cette histoire.

Ce que j’en pense est difficile à démêler. Encore plus sans révéler l’intrigue. D’abord, je dirais que Miso Soup peut être divisé en trois parties. Le début du roman est un suspense croissant, entièrement construit sur le doute qui s’instille dans l’esprit du narrateur. Les mots, faits et gestes du client sont disséqués, analysés, soupesés dans le sens du soupçon. Une seconde partie, courte, vers le milieu, explose littéralement au visage du lecteur, de façon inattendue et totalement écoeurante. Et paradoxale : c’est au moment où la situation redevient à peu près banale, dans un moment de pur ennui que se produit l’impensable. Rétrospectivement, lorsque je réfléchis à ce passage, le plus choquant n’est pas son mode opératoire (très éprouvant à lire, pourtant, je vous l’assure) que le simple fait qu’il ait eu lieu, à ce moment là, à cet endroit. Je m’attendais à un truc glauque dans une ruelle, ou après un moment de forte tension, mais pas à ça. Arrivé à ce point de non-retour, commence la troisième et dernière partie du livre, la plus déroutante, où rien de ce qui ce qui se passe habituellement dans un thriller ne se produit. C’est un genre de long épilogue cafardeux, introspectif, où les protagonistes se livrent à une sorte de confession mutuelle, en partie délirante, sur le choc des cultures, le déclin de la civilisation, la vie et la mort… Un dialogue de sourds entre deux êtres déclassés que rien ne rapproche, et qui pourtant croient se comprendre, et qui partagent une vision commune de la société. Différents par leurs actes, sont-ils finalement différents par leurs perceptions?

Contemplatif et amoral, le final de Miso Soup décevra tout lecteur aux idées préconçues, qui attend un dénouement conforme aux canons du roman de serial killer : arrestation, ou bien fin apocalyptique, ou encore twist final à la Seven… Mais je ne pense pas que les intentions de Ryu Murakami aient jamais été d’écrire un polar. Comme il s’en explique dans une courte postface, probablement nécessaire après l’étrange dénouement : « le fait est que j’ai beau écrire roman sur roman, je n’arrive pas à suivre la réalité de l’effondrement de la société japonaise. (…) En écrivant ce roman, je me suis senti dans la position de celui qui se voit confier le soin de traiter seul les ordures. (…) J’ai l’impression d’observer des organismes vivants en train de mourir lentement dans une pièce aseptisée. » Pourquoi un tel aveu d’échec?

Selon certains, Miso Soup est un peu le pendant japonais d’American Psycho, de Bret Easton Ellis. Ce n’est pas complètement faux, et plutôt flatteur. C’est à mon avis réducteur. Le sujet principal du livre n’est, finalement, pas le fait de savoir si Frank est oui ou non un serial killer (ça je vous laisse la surprise), ni si lui ou Kenji vont survivre aux évènements. Non, le sujet de Miso Soup est un constat sans concession d’une certaine réalité de la société japonaise, bien moins idyllique que ne laissent voir les médias et les divertissements de masse, produits d’entertainment dessinés ou animés que consomment avec délectation les otakus et les newbies. Car dans cette ballade crépusculaire à Kabukisho, quartier hot de Tokyo, Ryu Murakami nous fait rencontrer tous les laissés-pour-compte de la société japonaise. Les putes bien sûr, mais surtout cette jeunesse en perte de repères, qui pour assumer le modèle consumériste en pleine récession économique pratique la prostitution occasionnelle, ou même régulière : l’enjo kōsai, ou relation d’entraide (sic), ce système où des mineures offrent leurs services à des salarymen à la dérive, services qui peuvent aller jusqu’à l’acte sexuel rémunéré. Selon certaines études, presque un quart des lycéennes s’y livreraient (oui, une sur quatre!). Ce phénomène est évoqué dans de nombreux mangas ou anime, dans GTO et Nana par exemple. Dans un passage marquant de Miso Soup, Kenji fait la différence entre les prostituées par force ou par nécessité, à travers l’exemple de ces immigrées péruviennes ou chinoises qui entretiennent leurs familles en vendant leur corps, et les prostituées par appât du gain, ces jeunes filles qui trouvent par ce moyen l’argent nécessaire à l’assouvissement de leurs pulsions de consommation.

Au delà de ce phénomène, Miso Soup montre l’écart entre un Japon idéalisé (les cerisiers en fleurs, l’harmonie entre générations, le paradis des geeks…) et un Japon réel à la dérive (l’obsession de l’argent et de la réussite, le consumérisme à outrance, l’indifférence à autrui), que Kenji résume ainsi : « Au Japon, aucun repère ne vous indique ce qui est plus important que le reste. L’ensemble des médias nous abreuvent de déclarations d’adultes qui ne s’intéressent à rien d’autre qu’à l’argent et aux objets de marque tout en nous affirmant que ce n’est pas ça l’important. Les magazines de vieux critiquent les lycéennes qui se prostituent pour s’acheter des vêtements de marque et recommandent dans le même numéro des salons de massage pas chers et des établissements de bains pornos ouverts tôt le matin. Les enfants japonais sont soumis 365 jours par an, et durant presque toute la journée, au même traitement que les chats de laboratoire. » Bien entendu, ce constat est fait par un personnage, mais difficile de ne pas croire qu’il est celui de l’auteur.

Le personnage de Kenji est lui-même en rupture de ban avec les modèles traditionnels, puisqu’à juste 20 ans il exerce le métier de guide du Tokyo by night pour touristes en quête de plaisirs tarifés. Dans le même temps, il fait croire à sa mère qu’il poursuit ses études, et il sort lui-même avec une lycéenne de 16 ans qui pratique l’enjo kōsai de temps à autres. Ce n’est qu’au travers du miroir (très) déformant que lui renvoie Frank qu’il se met à réfléchir sur sa propre condition, et sur l’absence de réelles perspectives qui l’attend. Est-il destiné à devenir un de ces fantômes, qui errent dans Kabukisho, le regard éteint, même plus excité par l’abondance de sexe facile qui s’étale sur les enseignes au néon? Comme il le rappelle, Kabukisho était, avant de devenir ce repère triste de la pornographie ordinaire, le quartier des théâtres Kabuki, c’est-à-dire le fleuron de l’ancienne culture japonaise. A lui seul, un symbole de la perte des valeurs. Un constat d’échec.

(Les illustrations de ce billet sont des vues de l’actuel quartier de Kabukisho.)

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10 Responses to Soupe maso (Ryu Murakami)

  1. Gemini says:

    Franchement, tu m’as donné envie ! J’ai bien envie de le lire.

  2. Guu says:

    Moi qui m’était jurée de ne plus toucher à du Murakami R. après « Bleu presque transparent »… Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis comme on dit, merci pour ce beau billet qui donne envie de se faire sa propre opinion sur l’ouvrage.

  3. Mackie says:

    @ gemini & guu : merci pour vous commentaires. c’est le premier ryu murakami que je lis… et pas le dernier, puisque que j’ai ‘kyoko’ et ‘lignes’ sur ma table de chevet. ‘miso soup’ est une expérience éprouvante, parfois épouvantable, je vous aurai prévenus.

    j’ai envie aussi de voir le film live qu’hideaki anno a tiré d’un autre roman de r. murakami, ‘love & pop’, qui traite sur un mode différent du sujet de l’enjo kosai.

    • Gemini says:

      J’avais oublié Love & Pop. Dans le doute, je vais tester ce film avant de me lancer dans une version roman.

    • Serial Loser says:

      Kyoko est très différent des autres bouquins de Murakami, beaucoup plus optimiste et presque totalement dépourvu de l’aspect « glauque » des autres romans. En le lisant, on a parfois peine à croire qu’il s’agit du même auteur.

      • Mackie says:

        Kyoko est différent juste par le sujet et par le ton, ou aussi par le style?

        • Serial Loser says:

          Kyoko est surtout différent par le thème et le ton que par le style, mais c’est un tout. Disons qu’il s’agit du plus « atypique » des bouquins de Murakami que j’ai eu l’occasion de lire (Les bébés de la consigne automatique, La guerre commence au delà de la mer, Bleu presque transparent, Parasites, 1969 et Kyoko). 1969 est également assez particulier, mais la « patte » de l’auteur y est déjà beaucoup plus reconnaissable.

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