Blue
de Kiriko Nananan
Comic Are! , 1996
Sakka/Casterman, 2004
rééd. Casterman Ecritures, 2012
L’histoire :
Dans une petite ville au bord de la mer. La classe de terminale bruisse de rumeurs à propos d’Endô, une « nouvelle » qui a manqué une année pour « raisons de santé ». Sauvage et tenue à l’écart, Endô accepte l’amitié de Kayako, une lycéenne douce et rêveuse, qui se sent attirée par elle. Bientôt leur amitié cède à un sentiment plus fort. Mais Endô dissimule un secret douloureux, qui met leur relation à l’épreuve… Entre pression sociale et confusion des sentiments, Kayako navigue à vue, et tente de se découvrir elle-même.
Ce que j’en pense :
Une belle découverte, qui me rappelle un peu l’émotion que j’ai éprouvée en lisant pour la première fois Kan Takahama (Deux expressos, Sad Girl) ou Tetsuya Toyoda (Undercurrent). Blue est à mon sens un manga exceptionnel, non seulement parce qu’il échappe à la classification ordinaire entre shojo, shonen, josei ou yuri – mais beaucoup plus largement parce que dans la forme comme dans le fond, il ne ressemble en rien à ce que j’ai l’habitude de lire. Dorénavant, il y aura pour moi un avant, et un après Kiriko Nananan.
Ma première impression de lecture est la surprise : un trait noir et net souligne les contours des silhouettes sur un fond presque vide, tellement vide que parfois, il n’y a même plus de trait – juste un encadré avec deux lignes de texte. Plus minimaliste, y a pas, à part une feuille blanche. Mais pourtant, que ce trait semble travaillé ! Angles de vues, découpage, position dans l’espace, rien n’est laissé au hasard. Faussement statique, chaque image se laisse admirer comme un instantané pris sur le vif, où aucun effet n’est nécessaire, parce que l’œil de la photographe parvient à capter l’instant où il se passe quelque chose… C’est bluffant de voir qu’une telle économie de moyens arrive à suggérer autant. La façon de styliser les traits des personnages, jusqu’à les rendre interchangeables – il est parfois difficile de différencier Endô de Kayako – renforce également le sentiment de vérité : il reflète à mon avis le besoin de mimétisme si courant chez les lycéens, ici accentué par la relation amoureuse fusionnelle, et par la quête d’identité des deux héroïnes. La scène où l’une coupe les cheveux de l’autre, pour mieux se ressembler, est révélatrice (et graphiquement sublime).
Les cadrages, atypiques et qui risquent de paraître à certains exagérément artistiques, jouent avec notre regard de lecteur pour nous placer au plus près des jeunes filles, de leurs épaules menues, de leurs joues lisses où coulent les larmes et où naissent les plis des sourires. Jusqu’à les entendre respirer. Et donc, parfois, étouffer.
Car sur ce qui n’est, a priori, qu’une banale histoire d’amour entre deux lycéennes paumées, et qui ressemble à une autobiographie, l’auteure Kiriko Nananan parvient à aborder avec simplicité et pudeur des sujets aussi délicats que la solitude, la sexualité, la contraception et l’avortement, et plus généralement la place des femmes dans la société japonaise, dans une petite ville provinciale de surcroît. Ce n’est pas l’homosexualité qui est le sujet – le problème c’est, bien plus tragiquement, le fait d’être une fille. Lesbienne ou pas. Les rares mecs qui apparaissent dans l’histoire sont des queues sur pattes, n’ayant pour tout projet que d’amener des filles au love hotel. A cela s’ajoute l’angoisse du choix de vie, souvent symbolisé par la feuille de choix d’université que doit remplir l’élève de terminale. Et la liberté, pour beaucoup illusoire, s’appelle : Tokyo.
Ce qui nous vaut, pour les dernières pages, une scène d’adieu sur quai de gare, cliché déjà mille fois vu qui m’a pourtant tiré une larme. Adieu à l’amour, à la jeunesse, à l’insouciance, mais aussi à l’incertitude. C’est un déchirement, mais Kayako pourra enfin avancer, maintenant qu’elle sait qui elle est vraiment. En en ce sens, elle a dépassé Endô, qu’elle admirait au départ pour sa force apparente, mais qui lui semble désormais si fragile, si faible, victime consentante et sacrifiée sur l’autel du renoncement.
Il n’y a nul bleu dans ce Blue, seulement le noir et le blanc les plus contrastés : à cet âge, il n’y a pas de nuances. Même l’océan et le ciel sont blancs, surexposés. Le bleu n’est pas une couleur naturelle, car c’est le blues, la couleur du souvenir.
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J’ai souvenir d’un manga qui m’a touché, mais cela date maintenant de plusieurs années. Sorti en 2004 ? Cela doit donc bien faire 8 ans. Je ne l’ai lu qu’une fois, mais j’ai encore en mémoire son côté mélancolique et sa relation compliquée.
ce n’est pas la relation qui est compliquée, c’est le contexte, l’entourage, les autres… la relation, elle, est pure, absolue. et fragile.
De même, j’aime beaucoup NANANAN pour son style très épuré. D’elle, Blue est ma lecture la moins bonne avec Everyday (je ne me souviens plus si Kabocha to Mayonnaise = Everyday), Rouge Bonbon étant cent fois plus maîtrisé au niveau du récit et de la mise en scène. Alors, imagine, pour toi, pour un peu c’est le panard.
ça me fait envie. j’ai lu aussi Everyday, dont certains passages sont graphiquement fabuleux (la rencontre avec l’ex dans la galerie commerciale) mais le récit m’a semblé plus fade, convenu. Blue est ramassé, dense et émotionnellement très fort.
Il va falloir que je relise ce Blue de Kiriko Nananan. Etant encore « jeune » dans mon approche de lecture, j’avais à l’époque été déconcerté et avait éprouvé certaines difficultés à sa lecture.
Mais j’ai découvert plus tard un autre livre de Kiriko Nananan, qui m’a plus alors touché et qui je pense pourrait me permettre d’aborder Blue plus sereinement.
Il s’agit d’Amour Blessantes, qui est constitué de courtes histoires tournant autour de l’amour, et qui je pense en dit beaucoup sur la sexualité au Japon, bien qu’elles soient universelles. L’auteure arrive à évoquer avec légèreté des choses graves, ou au contraire à donner à des phrases anodines une tonalité déchirante.
« On se dispute puis on se réconcilie et on retourne au même endroit. Comme si c’était une délivrance ».
la dernière phrase est un peu la « morale » de Everyday, aussi.
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Depuis que j’avais lu cette chronique, j’avais envie de lire ce manga.
Et voilà qui est chose faite ! J’aime beaucoup le style de Nananan, sont dessin épuré. En revanche je n’ai pas vraiment été touché par l’histoire que je trouve plutôt banale
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