Deux expressos, deux hommes, deux femmes

2 Expressos
De Kan Takahama
Casterman, 2010 – Ota Shuppân, 2010
One-shot, 164 pages

L’Histoire :

Benjamin est un auteur français de bande dessinées à succès. A 42 ans, il traverse une période difficile : séparé de sa femme, ayant perdu toute motivation pour son travail, il décide sur un coup de tête de partir pour le Japon, retrouver une femme qu’il a aimée, l’espace d’une nuit, 17 ans plus tôt : une japonaise dont il ignore le nom, mais qui lui a laissé une lettre mystérieuse : « Va d’abord à la gare de Gono-Ni, dans la préfecture d’Aichi. En descendant du train, tu verras un endroit très lumineux. Là, j’y vends des choses qui sont utiles pour faire ses adieux (je te laisse deviner!)« .

Muni de ce seul viatique, il débarque un soir, à la nuit tombée, à l’endroit indiqué. Même s’il a appris à parler japonais, Benjamin est perdu, en rase campagne, et trouve refuge dans un troquet paumé, tenu par Michihiko, un homme irascible qui lui prépare une tasse de très mauvais café. Une étrange amitié naît entre les deux solitaires, et ils conviennent d’un marché : Michihiko propose d’héberger le français, et de le laisser chercher son amour de jeunesse, tandis que Benjamin accepte de lui apprendre à préparer un vrai café dans les règles de l’art…

Ce que j’en pense :

En ce moment, je n’ai pas envie de m’emmerder (y a des fois où j’aime bien, sisi, mais là, non). Je veux aller à l’essentiel. Cela tombe bien, parce que 2 Expressos, de Kan Takahama, est une histoire simple. Donc je ferai une chronique simple. Logique, non?

Pour commencer, quelques mots sur l’auteur : 2 Expressos est l’oeuvre, scénario et dessin, de Kan Takahama, une mangaka d’abord passée par le périodique Garo, comme avant elle Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant, NonNonBa, Opération Mort), Kazuichi Hanawa (Dans la Prison), Yoshiharu Tsuge (L’Homme sans Talent) et Ryoichi Ikegami (Crying Freeman). C’est ensuite grâce à Frédéric Boilet qu’elle collabore directement avec Casterman, d’abord dans la collection Sakka, puis dans la collection Ecritures, qui a fait connaître Jiro Taniguchi en France. Avec un tel patronage, pas étonnant que l’oeuvre de Kan Takahama rencontre un succès plus important en France qu’au Japon, où elle n’est plus pré-publiée, ses mangas étant directement publiés en albums. 2 Expressos fait suite à d’autres publications françaises, dont l’excellent L’Eau Amère, dont je parlerai une prochaine fois.

Cet environnement éditorial explique également pourquoi les mangas de Kan Takahama ressemblent fortement à de la bande dessinée européenne, que ce soit dans le style de dessin, réaliste, et recourant très peu au « vocabulaire » manga courant, ou dans la mise en scène, découpée en case bien ordonnées, horizontales et nettes. Les histoires sont visiblement destinées à un public adulte à la fois japonais et européen, ce qui implique une recherche assez poussée du réalisme dans les détails non japonais : Kan Takahama réussit à rendre son personnage de Benjamin, parisien bon teint, aussi crédible que les Michihiko, Miho et autres Yasuda. Au passage, je suis persuadé (sans preuves) que pour Benjamin, elle s’est inspirée de Jean-Claude Denis, auteur des grandes années de Casterman à l’époque A Suivre, dont le célèbre Nain Jaune a connu, lui aussi, des résonances avec la culture nippone… Mais je digresse, il faut l’avoir lu pour comprendre. Pouf, pouf.

Ce qu’il y a de bien, avec 2 Expressos, c’est que c’est simple, comme je le disais plus haut. Mais pas simpliste. Si vous voulez une comparaison, je citerais bien volontiers le film Smoke, de Paul Auster et Wayne Wang. Mais également Undercurrent, ce merveilleux manga de Tetsuya Toyoda. Un café, ou une boutique de cigares, ou un établissement de bains publics. Un lieu public hors du temps, un peu vieillot, où les clients jouent un rôle aussi important que les tenanciers. Un lieu propice aux dénouement des histoires de coeur un peu compliquées, qui occupent l’essentiel des préoccupations des uns et des autres, entre les tâches ménagères et les conversations sur le temps qui passe.  2 Expressos retrouve ce même esprit, léger, parfois âcre, comme la fumée d’une cigarette ou le goût d’un café trop serré.

Mais l’histoire n’est pas dénuée d’humour, ni d’auto-dérision. Comme Kan Takahama l’explique dans sa postface, 2 Expressos est emplie de ses propres expériences, y compris de ses déprimes à répétition. C’est souvent caustique, et c’est avec un mélange de cruauté et de tendresse qu’elle laisse aller ses personnages vers un dénouement que l’on imagine facile et écrit d’avance, et qui rebondit pourtant, par une pirouette (je ne dirais pas un ‘twist’, c’est trop vulgaire) qui m’a fait rigoler tout haut. 2 Expressos est aussi empreint d’une sensualité douce, chaude et pourtant pudique, qui affleure lors de souvenirs d’étreintes lointaines, lors de scènes intimes volées, ou tout simplement lors de la dégustation d’un café parfaitement préparé.

Ecrit pour des français amoureux du Japon, par une japonaise amoureuse de la France, 2 Expressos m’a séduit par sa petite voix singulière, par le charme de ses personnages et par le mélange de douceur et d’humour qui les enveloppe, sous le regard lucide et tendre de l’auteur qui leur a donné vie. Ce n’est peut-être pas inoubliable, mais tellement doux, que si le café qui lui sert de décor existe, quelque part, j’aimerais bien m’y poser un instant. A durée indéterminée.

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6 Responses to Deux expressos, deux hommes, deux femmes

  1. Gemini says:

    Je connais la mangaka pour avoir lu son Kinderbook, mais je déconseille ce manga constitué d’histoires courtes à la qualité fort variables ; pas vraiment passionnantes, emplies du même mélange de tristesse et de mélancolie que tu évoques concernant 2 Expressos. N’ayant pas spécialement accroché à Kinderbook, je ne compte pas tester celui-ci.

    J’ignorai qu’elle travailla à Garo. Par contre, Garo, c’est avant tout Shirato Sanpei, puisque le magazine n’a vraiment été créé, à l’origine, que pour accueillir le mangaka et son Kamui-den.
    Il y a eu une exposition sur Garo à Paris, voilà quelques temps. J’y étais allé avec deux autres blogueurs intérimaires qui se reconnaitront. Intéressante sans être spécialement fournie, j’ai surtout apprécié la mise à disposition, dans le cadre de cette exposition, de plusieurs numéros du légendaire Cri Qui Tue.

  2. Guu says:

    Oh merci pour la pub me voilà toute gênée ^^°

    En effet je vois qu’on a sensiblement le même ressenti vis à vis de cet ouvrage, et avec le recul (qq mois déjà) je réalise que je n’ai rien oublié de cet ouvrage, contrairement à certains romans qui passent vite aux oubliettes mémorielles.

    Et que cette douceur, cette impression d’être dans du coton, cette simplicité me font toujours autant vibrer. J’ai hâte de voir ce que tu raconteras sur « L’Eau Amère », j’ai tellement été touchée par « 2 expressos » que je n’ose pas m’attaquer à ses autres œuvres, de peur d’être déçue ^^°

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