Les interviews du newbie : Nicolas Meylaender, auteur de Nankin et Shi Xiu

Ce début d’avril est sorti aux Editions Fei le troisième tome de Shi Xiu, Reine des pirates (ci-contre à gauche), une série d’aventures historiques sur fond de piraterie dans la mer de Chine. J’ai eu le plaisir de rencontrer, au dernier Salon du livre de Paris il y a – déjà – un mois, son auteur, Nicolas Meylaender, également scénariste du formidable Nankin, un one-shot sur les massacres qui ont eu lieu dans cette ville en 1937. Nicolas Meylaender a bien voulu se laisser interviewer, l’occasion d’évoquer ces deux titres très différents donc, entre le choc graphique et émotionnel de Nankin, et le plus classique Shi Xiu, au souffle épique toutefois prenant, que je vous invite à découvrir avec leur scénariste.

(Comme je suis un piètre photographe, je n’ai qu’une seule photo potable de Nicolas Meylaender prise au salon, c’est celle-ci, où on le voit au second plan en train de me dédicacer l’album Nankin. Au premier plan, c’est Patrick Marty, qui me dédicace la Balade de Yaya ! Les autres illustrations proviennent donc du site des Éditions Fei.)

Nicolas Meylaender, bonjour. Avant de travailler pour les Editions Fei, quel a été votre parcours?
Je suis scénariste, j’ai travaillé dans l’audiovisuel, et dans les jeux vidéo – par exemple l’adaptation de la Cité des enfants perdus de Jeunet et Caro sur Playstation, et puis pas mal sur des licences, Lucky Luke, Tintin, un jeu Lanfeust aussi, ce qui m’a permis de travailler avec Arleston. Mais la BD a toujours été mon amour, j’écris des scénarios et je dessine aussi. Donc il y a une dizaine d’années j’ai arrêté les jeux, sauf un peu en free-lance, pour me consacrer à la BD. Le moyen le plus facile pour moi d’entrer dans ce milieu, tout en gagnant ma vie, ça a été de faire de la traduction (je suis bilingue et j’ai la double nationalité franco-britannique). Il ne doit pas y avoir cinquante scénaristes en France qui vivent de leur métier ! J’ai alors travaillé pour Thierry Mornet chez Semic, notamment le comic French Darkness, avec le dessinateur Stéphane Louis (Tessa agent intergalactique). J’ai ensuite fait un manga pour les Humanoïdes Associés : Executrice Woman, avec David Boller. Mais les Humanos ont arrêté la collection, on n’a fait que le tome 1.

Comment avez vous rencontré les Éditions Fei?
Par l’intermédiaire du studio Makma, dirigé par Edmond Tourriol, à Bordeaux, qui fait des prestations BD : traduction, lettrage, encrage, colorisation, vente de projets BD clés en mains. Ed est traducteur comme moi, c’est lui par exemple qui a traduit la série Walking Dead chez Delcourt. Les Éditions Fei m’ont contacté car ils voulaient adapter le Juge Bao en anglais, ce que j’ai fait. Puis au lancement de la Balade de Yaya, ils ont constitué un pool de scénaristes, j’ai assisté aux premières réunions, j’ai fait des recherches historiques, et puis il s’est avéré que l’équipe était assez étoffée comme ça. J’ai donc proposé à Fei et à Patrick Marty, notre directeur artistique, deux projets qui me tenaient à cœur, à savoir Shi Xiu et Nankin.

Nankin a été un vrai choc pour moi. Vous dites que ce projet vous tenait à cœur. Vous l’aviez depuis lontemps en vous?
Oui, ça remonte à mes années de lycée, au bahut j’avais un très bon prof d’histoire, qui nous a parlé de Nankin. A l’époque ça m’avait choqué, et ça ne m’a jamais quitté. Ensuite, dans les années 90, l’historienne sino-américaine Iris Chang a sorti son livre Le viol de Nankin. Et quand j’ai pris contact avec Fei, cet épisode de l’histoire chinoise, méconnu en France, m’est apparu comme un sujet important à raconter. Quand je parlais de Nankin autour de moi, les gens me répondaient Nanquoi ? La plupart des gens ne savent même pas que Nankin est aujourd’hui une ville chinoise de 8 millions d’habitants, qu’elle a été la capitale de la Chine pendant plusieurs centaines d’années. Pékin l’a détrônée comme capitale seulement en 1949. Voilà, quoi ! Nankin, c’est 300.000 victimes en six semaines, selon les chinois, entre 200.000 et 300.000 selon les occidentaux, beaucoup moins selon les japonais évidemment…C’est un crime contre l’humanité, qui a été orchestré.

Quand j’ai découvert l’album Nankin, j’ai été frappé par immédiatement par sa puissance graphique.
Aah… Zong Kai, il est fabuleux. Quand on a lancé le projet avec Fei, j’ai écrit le scénario, et on a commencé à chercher un dessinateur. J’avais eu tout de suite l’idée d’un traitement en bichromie. Je voyais du rouge, et du kaki. Le bleu, pour les passages qui se déroulent pendant la période contemporaine, c’est une idée de Fei. Très bonne initiative d’ailleurs. On a rencontré plusieurs dessinateurs et… En fait, le problème, si on avait fait quelque chose d’hyperréaliste, par exemple comme dans Shi Xiu, ça aurait été intolérable. On assiste quand même à des scènes d’une violence insoutenable. Les montagnes de cadavres, les femmes empalées, les concours de décapitation, comme on peut les voir sur les photos, ça aurait été trop dur. Il ne fallait pas non plus verser dans un graphisme enfantin à la Yaya, ça aurait manquer de respect aux victimes. Zong Kai, professeur à l’Académie des Beaux-Arts du Sichuan, c’est un artiste reconnu dans son pays, il fait des expositions de peinture, de sculpture, il est un spécialiste de l’animation, aussi. Il a apporté ses idées, son style, et pour moi, ça a l’impact d’un Frank Miller. Il a bossé au feeling. Il y a des jours où il ne bossait pas, et d’autres où quand il attaquait, c’était direct, sans crayonnés. Zong Kai n’est pas auteur de BD. Il s’est emparé du projet par devoir de mémoire. Il s’est impliqué personnellement. Il a beaucoup apporté à la mise en page, du coup je lui ai laissé une totale liberté. Autant sur Shi Xiu, avec Wu Qing Song, qui est talentueux mais beaucoup plus jeune, le story-board est de moi, autant pour Nankin, vu la nature du projet, il fallait que Zong Kai se l’approprie. Pour les chinois de sa génération, Nankin, c’est quelque chose qu’ils connaissent de façon intime. Peut-être que lui même a été touché dans sa famille, on n’en a pas parlé. C’est quelqu’un d’adorable. Quand il est venu en dédicace, il faisait des dessins d’animaux, des choses qui n’avaient rien à voir avec Nankin… Il s’est trouvé des gens qui ont eu la maladresse de lui demander de dessiner des soldats japonais, quand même… Il n’a rien dit, il l’a fait.

L’album raconte les massacres de Nankin du point de vue de personnages réels. L’avocat Tan Zhen qui mène l’enquête existe vraiment, il a d’ailleurs écrit la postface.
Je ne l’ai pas personnellement rencontré, mais Fei et Patrick oui, en Chine. Ils lui ont transmis mes questions, auxquelles il a répondu, ce qui m’a été précieux, je l’en remercie.

Comment l’album est-il considéré en Chine?
Tan Zhen, bien sûr, a été très favorable à ce projet. L’album Nankin doit sortir en Chine. Il a été présenté au directeur du Mémorial de Nankin, mais en tant qu’historien, il n’a pas compris que le sujet puisse faire l’objet d’une œuvre de fiction. Car effectivement, il y a des personnages qui existent ou qui ont existé, comme l’avocat, et sa cliente madame Xia Shuqin, mais les autres personnages qu’elle rencontre dans la BD, ce sont essentiellement des personnages que j’ai inventés, synthétisés à partir de multiples témoignages authentiques. Je n’ai pas eu besoin d’accéder aux minutes du procès, parce que c’est juste quelques pages à la fin du livre. Ce qui a été difficile, ça a été de récupérer les informations sur les faits. Il n’y a pas grand-chose en français. On trouve des infos en ligne, mais quasiment uniquement en anglais. Il y a des livres, Le viol de Nankin a été traduit en français, il y a L’armée de l’empereur, de Jean-Louis Margolin, très bon livre sur les exactions japonaises…

Vous avez vu le film John Rabe, qui raconte comment cet allemand a contribué à sauver des milliers de chinois des massacres?
J’ai surtout lu son journal, qui n’a pas été traduit en français, bien entendu, sur lequel le film est basé. Il est très bien interprété, il présente bien les faits. Et il y a un autre film, chinois celui-là, City of life and death, magnifique, qui a été critiqué en Chine parce qu’il y a un personnage japonais qui est présenté sous un jour favorable. Preuve que les blessures ne sont pas encore refermées. Mais bon, je dirais que d’un côté il y a les autorités chinoises qui essayent d’exploiter la veine patriotique, mais ce sont quand même les japonais qui ont mis de l’huile sur le feu. Il y a un puissant lobby nationaliste au Japon, des mecs d’extrême-droite qui font pression pour retirer toute mention des massacres de Nankin des livres scolaires. Déjà, ils n’en parlent que comme des « évènements » de Nankin.

Pourtant, vous faites dire à la vieille dame, lors du jugement, à la fin, qu’il faut distinguer entre les extrémistes et le peuple japonais.
Je ne l’ai pas rajouté, elle l’a vraiment dit. Le procès vient du fait que le Japon refuse de reconnaître le statut de victime aux survivants comme elle. Mais elle dit qu’il faut faire la différence, elle n’en veut pas au peuple japonais, elle en veut aux extrémistes qui refusent de reconnaître les massacres, et qui essaient de réécrire l’histoire, pour leur propre propagande. Le révisionnisme s’exprime publiquement au Japon, c’est quelque chose qu’on n’imagine pas chez nous, en France ou en Allemagne quelqu’un qui exprime des idées négationnistes est traduit en justice; il peut faire de la prison. Mais oui il faut distinguer. Il y a d’ailleurs des avocats japonais qui ont travaillé avec l’avocat chinois. Tan Zhen avait un staff d’une quinzaine de personnes, dont au moins la moitié de juristes japonais.

J’invite vraiment les lecteurs à découvrir Nankin, car au-delà du projet artistique, c’est vraiment une œuvre utile. Parlons de tout autre chose : Shi Xiu, reine des pirates. C’est un autre public, adolescent et plus, c’est de la grande aventure… C’est la première série chez les éditions Fei à sortir intégralement en format BD occidentale classique.
C’est le diffuseur qui l’a demandé. Moi au départ j’avais signé un contrat pour un format chinois, comme le Juge Bao, comme Nankin. Bon, ça permet d’avoir de très belles planches, mais du coup on se démarque moins en librairie du reste de la production. Bref… bravo le diffuseur. Mais c’est comme ça. Le truc c’est que les petits formats on peut les mettre sur la table en présentoir, comme ça, près de la caisse, mais un album à la franco-belge, quand on sait le nombre qui sort chaque semaine, ça ne saute pas aux yeux. Si je suis libraire, j’ai tout ça de nouveautés, alors c’est Blake et Mortimer qui va être le mieux placé…

La reine des pirates a-t-elle réellement existé?
Oui. Elle est connue chez nous sous le nom de Madame Ching, d’ailleurs j’utilise ce nom dans le tome 3 quand elle rencontre des occidentaux. C’est Jorge Luis Borges qui lui consacre quelques pages de son Histoire universelle de l’infamie, qui regroupe des personnages historiques tristement célèbres. Un ami m’en a parlé, j’ai lu le texte, il m’a intéressé, j’ai fouillé un peu, j’ai trouvé des références – presque uniquement en anglais, encore, évidemment – en France on ne s’intéresse décidément pas beaucoup à l’Asie.

Le Japon est quand même à la mode !
Oui, bon, mais qui connaît vraiment son histoire chez nous? On ne parle même quasiment pas de la Guerre du Pacifique à l’école. Alors la Chine, hein…

Shi Xiu est un personnage double : calculatrice mais passionnée, brutale mais dotée d’un vrai sens moral…
Il faut se replacer dans le contexte historique. Ça se passe au 19e siècle, ça commence en 1801 pour être précis. Période très difficile en Chine : la dynastie impériale mandchoue des Qing s’affaiblit, bientôt ce sera la première guerre de l’opium… En occident on est à l’époque des guerres Napoléoniennes, c’était très violent aussi, quand même. Bref. Shi Xiu est une pirate, mais elle est progressiste et même féministe avant la lettre, sous son « règne » elle a fait adopter des lois en faveur des femmes, interdiction de violer les prisonnières sous peine de mort, et quand il fallait tuer pour l’exemple, elle le faisait sans rechigner. J’ai lu des témoignages d’occidentaux qui avaient été faits prisonniers par sa flotte, et qui parlaient des têtes qui tombaient à la moindre tentative de rébellion. Il faut aussi considérer que la vie d’un individu avait beaucoup moins d’importance que, par exemple, le culte des ancêtres. C’était encore très présent au 20ème siècle, sous Mao, pour faire avancer la communauté il ne fallait pas hésiter à trancher. L’individualisme est récent, même chez nous, il date grosso modo de la seconde guerre mondiale, où 50 millions d’êtres humains ont péri dans un conflit qui était censé être militaire. Ce qui nous renvoie à Nankin, soit dit en passant.

Comment avez-vous reconstitué l’époque? Quelles ont été vos sources historiques ?
Beaucoup de documentation sur le web, beaucoup de livres. J’ai ainsi réussi à trouver une traduction anglaise d’un livre du 19eme siècle sur les pirates de la mer de Chine. La flotte a regroupé près de 2.000 navires et jusqu’à environ 80.000 hommes. Il y a aussi un officier anglais, qui s’appelait Richard Glasspole, qui a été pris en otage et qui a écrit un rapport. J’ai écrit une fiction, mais les faits sont rigoureusement historiques, les chefs de la flotte que je décris ont existé, j’en ai modernisé les patronymes, parce que les noms étaient une adaptation anglaise du ‘pidgin english’, avec Fei on a recoupé pour retrouver les noms d’origine ou tout du moins des noms vraisemblables.

On voit une progression rapide de l’histoire, en combien de tomes va-t-elle se dérouler?
L’histoire était écrite entièrement avant le premier coup de crayon, j’avais prévu six tomes à l’origine, mais elle fera finalement quatre tomes. Le tome 3 sort dans quelques jours. Je suis en train de plancher sur le quatrième, qui sera assez dense par le fait ! Il sortira dans un an environ, pour Angoulême ou pour le Salon du livre de Paris.

Shi Xiu, reine des pirates va se terminer, Nankin est un one-shot, avez-vous d’autres projets ?
Pour le moment, Shi Xiu me prend tout mon temps. Je n’ai donc pas de nouveaux projets avec les éditions Fei, mais j’en ai ailleurs. Je vais de nouveau travailler avec le dessinateur David Boller, qui a monté sa propre maison d’édition en Suisse, Virtual Graphics. J’en suis le responsable éditorial et on va lancer ensemble Un ciel infini, un gros roman graphique qui parle de son expérience comme auteur de comics (il a travaillé des années pour DC, Marvel…) et de sa rencontre avec sa femme Mary, fille de l’illustrateur et auteur de comics US Greg Hildebrandt (le mec qui a peint la première affiche de Star Wars !). Mais en attendant, rendez-vous le 4 avril prochain pour Shi Xiu 3, l’appât !

Je remercie chaleureusement Nicolas Meylaender pour sa disponibilité et pour sa gentille dédicace, Fei et Sylvie Chabroux pour leur accueil, et pour m’avoir remis gracieusement les albums Nankin et Shi Xiu.

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One Response to Les interviews du newbie : Nicolas Meylaender, auteur de Nankin et Shi Xiu

  1. a-yin says:

    Pas grand chose à apporter mais merci pour cette très intéressante interview :) . Je n’ai lu ni Nankin ni Shi Xiu et pourtant, je suis d’origine chinoise, et évidemment que même sans l’avoir vécu, Nankin (ou autres cruautés de l’armée japonaise) me marque. Il est vrai que le Japon est à la mode, mais personne s’intéresse à son histoire, il suffit de voir l’échec de titres tels que Le pavillon des hommes ou Jin en librairie. Ou même Onmyôji tiens. Alors la Chine, un pays beaucoup moins « sexy », tu m’étonnes!

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