Après une première chronique, consacrée à la ligne claire dans la bande dessinée, j’avais prévu de consacrer le billet suivant à Yann, scénariste de certaines de mes séries préférées : Les Innommables, Bob Marone, la Patrouille des Libellules etc. La rédaction en est bien avancée, mais voilà, Moebius est mort, j’en suis encore tout bizarre, et une énorme vague de nostalgie m’a submergé. J’ai réagi par une petite rétro personnelle sur son oeuvre, ce qui a amorcé un dialogue avec Gemini, dont le dernier billet est consacré à Tardi. Vous suivez?
Bon, peu importe, je me suis dit que le moment était venu pour le vieux con que je suis de proposer ma sélection toute personnelle d’albums de bandes dessinées, des titres qui ont illuminé mon adolescence et dont on parle peut-être un peu moins aujourd’hui, sauf par exemple… quand disparaît un de leurs auteurs. Je n’ai pas envie d’attendre les hommages posthumes pour les évoquer. D’un autre côté, je n’ai pas envie de vous refaire le coup des grands classiques, les Bilal, Pratt, Moebius, Tardi, vous y viendrez tôt ou tard, que je vous y incite ou non. A la place, je vous propose un choix de titres qui m’ont marqué, certes, mais qui n’ont pas tous la même notoriété. L’avantage est que je peux choisir ceux que je veux comme je veux, sans cohérence particulière. Avouez que c’est confortable. Ah, si ! Tout de même : les albums qui suivent ont été publiés entre 1979 et 1984, et je les ai découverts peu après leur parution. J’avais donc autour de 15 ans, ou moins, et ils ont ouvert bien des portes à mon imagination. Quant à vous dire pourquoi j’ai mis une publicité pour Fernet-Branca en illustration ? Eh bien parce que 1- c’est un apéritif de vieux con, et 2- vous verrez en fin d’article. Non mais alors.
Go West
Greg (scénario), Derib (dessin)
Le Lombard, 1979
Cet album est un de ceux que j’ai le plus souvent empruntés à ma bibliothèque municipale, autour de mes 10 ans. Et aujourd’hui, lorsque je le relis, j’y retrouve tout ce qui fascinait mon âme d’enfant : de l’aventure, des héros charismatiques, du suspense, de l’émotion… C’est un pur western, qui en dix chapitres raconte comment un modeste employé de bureau new-yorkais accomplit son destin d’immigrant, traversant l’Amérique d’est en ouest dans les pires difficultés, jusqu’à être le témoin (et l’acteur anonyme) d’un épisode authentique de l’histoire des Etats-Unis, le traité de paix de Medicine Lodge avec les tribus Cheyenne et Comanche. Avec ce scénario épique, mais faussement naïf, Greg aborde de nombreux thèmes adultes, notamment la récession économique, et le racisme contre les indiens et les noirs. Bien que l’album date de 1979, Go West a commencé à paraître dans le Journal de Tintin dès 1971. C’est donc le premier western de Derib, puisque Yakari et Buddy Longway attendront encore quelques années avant de naître. Et pourtant, d’emblée, quelle maîtrise ! Avec son trait au style caractéristique, à la fois enfantin et réaliste, Derib sait mettre en scène cow-boys, indiens, chevaux exactement comme j’en rêvais en regardant à la télé les westerns du mardi soir… Go West, c’est mon passeport pour l’évasion, et surtout, je dois l’avouer, pour la nostalgie.
Silence
Didier Comès
Casterman, 1980
Allez hop, je continue avec un chef-d’oeuvre. Non, le terme n’est pas trop fort. J’évoquais plus haut Hugo Pratt, eh bien, Comès partage avec lui deux particularités : une incroyable maîtrise du noir et blanc, et un vrai sens du fantastique, inspiré des anciennes légendes. Meilleur album à Angoulême en 1981, Silence raconte l’histoire simple, et poignante, d’un « idiot du village » qui, bien que totalement innocent et incapable de violence, finira par accomplir la vengeance d’une femme, victime d’une atroce machination. Il devra découvrir le triste secret de sa naissance. Mais il y gagnera l’amour, et peut-être l’éternité… Avec son ambiance sombre et poétique, son inspiration tirée du folklore ardennais (sorciers, nains…), et surtout son dessin épuré (sublimes scènes nocturnes, pleines de mystère et de magie), Silence est un peu l’ancêtre des romans graphiques d’aujourd’hui. La fin est une des plus belles et émouvantes que j’ai jamais lues.
La Guerre des Bonkes
Godard (scénario), Ribera (dessin)
Dargaud, 1981
C’est par ce septième volume du Vagabond des limbes que je suis entré dans les aventures d’Axle Munshine, ex-grand conciliateur de la Guilde, devenu l’homme le plus recherché de la galaxie pour avoir enfreint le 13ème commandement : « les portes du sommeil jamais ne franchiras » . Je me souviens avoir été scotché par une bande-annonce télévisée de cet album, à cause de son dessin si particulier, notamment le design des personnages. De la science-fiction, le Vagabond des limbes retient les ingrédients de base : planètes, vaisseaux, empires, espace infini etc. Il possède également de nombreux traits de la fantasy : héros chevaleresque et amoureux fou, monstres à terrasser et princesse(s) à sauver… Mais cela n’est que convention. Ce qui me frappe encore aujourd’hui, c’est l’univers, où chaque nouveau monde exploré ressemble au nôtre, mais construit selon la logique des rêves, il hésite chaque instant entre le merveilleux et le cauchemar. Les 10 premiers albums de la saga (qui en compte 31) sont à mon sens les meilleurs, ils peuvent se lire indépendamment, chacun possédant sa propre originalité. Par exemple, La Guerre des Bonkes propose l’exploration d’un monde refermé sur lui-même, dominé par des banques qui saignent (littéralement) les habitants, auxquels ils proposent la guerre permanente comme idéal de bonheur. Ce pessimisme se retrouve dans la plupart des albums, particulièrement dans Quelle réalité Papa? (T6) et le Labyrinthe virginal (T9). A partir du Masque de Kohm (T11) la série connaît un tournant majeur, et ne peut plus se lire que dans l’ordre chronologique. Je ne révèlerai pas ici ce qui dans l’intrigue cause ce basculement, mais je me bornerai à regretter que sous le poids de trop de thèmes à la fois, le Vagabond des Limbes ait fini par perdre sa liberté et son audace. Malgré tout, Axle Munshine reste un de mes héros préférés, et j’aime encore l’accompagner dans ses rêves…
Rork : Fragments
Andreas
Le Lombard, 1984
Je cite Fragments, mais cet album est inséparable de sa suite, Passages, parue en même temps. Les deux albums reprennent les récits des aventures de Rork, au début une sorte de détective spécialiste du paranormal, dont on découvre par la suite qu’il est lui-même dépositaire de secrets et de pouvoirs qui dépassent l’imagination. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais ces deux albums furent mon premier contact avec l’univers Lovecraftien. Non, ce qui m’a impressionné quand je l’ai découvert, c’est le style du dessin et la mise en pages, totalement nouveaux pour moi : un découpage extrême, par exemple des planches travaillées dans la verticale, ou des cases (mais puis-je appeler cela des cases?) qui se superposent. La précision et la virtuosité de certains dessins me rappelaient Escher, artiste dont j’adorais les gravures. En fait, Andreas (mais ça aussi je l’ignorais) s’inspirait beaucoup des comics US. C’est en achetant les deux albums, un peu plus tard, que j’ai compris le rapport avec l’oeuvre de Lovecraft : mondes parallèles, créatures fantastiques, entités n’obéissant pas aux lois de la physique, menaces sur l’humanité, etc. Avec Passages, et les tomes suivants, la saga de Rork prend un tour plus original, bien que toujours mystique et empreint d’ésotérisme, mais je préfère toujours le premier tome, Fragments, qui demeure le plus mystérieux, et qui se termine par un cliffhanger parfaitement impossible… Sauf dans l’univers de Rork, bien sûr.
Le Transperceneige
Lob (scénario), Rochette (dessin)
Casterman, 1984
« Parcourant la blanche immensité d’un hiver éternel et glacé, d’un bout à l’autre de la planète, roule un train qui jamais ne s’arrête – C’est le Transperceneige aux mille et un wagons – c’est le dernier bastion de la civilisation ! » Ce sont les mots de la première planche, et le décor est planté. Comment faire plus simple? Reprenant un thème pourtant banal, la survie d’un groupe d’humains après l’apocalypse, le scénariste Lob y ajoute une dimension symbolique qui renouvelle le genre : enfermer les survivants dans un train qui roule éternellement, et les faire recréer une société cloisonnée, inégalitaire, où les privilégiés vivent dans les wagons de luxe en tête de train, alors que la masse des pauvres s’entasse en queue dans des wagons à bestiaux… Ainsi démarre un thriller de science-fiction implacable, comme je n’en ai lus d’aussi bons que tout récemment, en découvrant les mangas, par exemple Dragon Head. C’est en lisant (à suivre) que j’ai découvert le Transperceneige, et le relisant aujourd’hui, je me dis justement qu’il possède bien des qualités propres à séduire les lecteurs de mangas seinen : un héros qui lutte pour sa survie, un découpage en chapitres, un trait nerveux et efficace, un pessimisme basé sur des préoccupations sociales et écologiques… D’ailleurs je ne le savais pas, mais le coréen Bong Joon-Ho, le réalisateur de The Host, a acheté les droits du Transperceneige, pour un long-métrage pas encore tourné à ce jour. Il est vrai que l’histoire se prêterait bien à une transposition sur grand écran…
Carmen Cru : Rencontre du 3ème âge
Lelong
Fluide Glacial, 1984
Allez, pour terminer sur une note plus optimiste (quoique), je vous présente l’alien la plus improbable, la plus asociale, et la plus malodorante de tout l’univers de la BD : j’ai nommé Carmen Cru, la terreur de son quartier et la joie de ses lecteurs. Oui, je reconnais au passage que c’est bien l’édition « J’ai lu BD » que je possède de cet album, ainsi que des suivants d’ailleurs, parue en 1987 (je n’étais pas encore majeur, j’ai des excuses). Mais le format ne nuit pas à la lisibilité, et s’oublie au fil des chapitres qui voient Carmen Cru faire chier, successivement, les agents de la Caisse d’Epargne, les patrons de troquets, ses voisins, le curé, le procureur, ses voisins, une petite fille et sa maman, un photographe, un petit vieux, son neveu, le club du 3ème âge et ses voisins. Comment un personnage aussi répugnant et mal intentionné peut-il être aussi attachant ? Parce qu’à sa manière, elle est une authentique anarchiste, et qu’elle mène une guérilla vengeresse contre tout ce que la société lui oppose de bêtise et de médiocrité. Moi, ça me fait toujours autant rire, et depuis ma ville de province, proche d’ailleurs de la région d’origine du regretté Lelong (décédé à Tours en 2004), je me dis que c’est finalement assez bien vu. C’est un peu le type d’humour féroce que l’on trouve dans certains films de Chabrol, et ben sûr dans les Bidochon de Binet, autre titre phare de Fluide Glacial. Si vous ne connaissez pas, attendez vous à du brutal. A peu près comme un verre de Fernet-Branca, cet alcool immonde à base de plantes : le jour où j’en ai bu, par curiosité, j’ai compris pourquoi c’était l’apéritif préféré de Carmen Cru : parce que c’est dégueulasse.
Bon, voilà, je voulais vous parler encore de bien d’autres albums, comme Canardo (Sokal), la Guerre éternelle (Marvano/Haldeman), ou le Grand pouvoir du Chninkel (Rosinski/Van Hamme), mais j’ai déjà fait bien assez long, faut savoir s’arrêter, et le vieux con a un coup de barre. On est dimanche, et je voudrais bien profiter un peu pour glander. Ou pour lire des mangas. Histoire de redevenir un newbie. La suite, ce sera peut-être pour une prochaine fois. Bye.
Je n’en connais pas un seul (hormis le Canardo de Sokal). J’ai décidément de grosses lacunes… Mais tant mieux, cela veut dire qu’il me reste beaucoup à découvrir. Lorsque j’avais 15 ans, je lisais des comics et j’entrais à peine dans les manga, donc dans mes lectures de l’époque, nous trouvions plutôt X-Men, Spiderman, Saint Seiya, Ranma 1/2,… En BD franco-belge, je ne devais vraiment suivre que Ric Hochet, d’ailleurs c’est longtemps resté la seule BD dont je suivais la publication, jusqu’à la disparition d’un de ses auteurs.
A bien y repenser, j’ai lu peu de BD européenne lors de leur publication. Là, je prends un peu par réflexe les nouveaux Spirou et Blake & Mortimer, parfois un Lucky Luke, mais il n’y a vraiment que l’excellent De Capes et de Crocs que je suis avec intérêt. En fait, l’immense majorité de mes lectures BD concernent des classiques, donc des titres que j’ai pu découvrir bien après leur première parution : tout ce qui est Macherot, Turk & De Groot, Goscinny, Franquin,… Et maintenant Moebius, puisque je viens de lire avec grand intérêt Fort Navajo, et bien sûr Tardi comme tu le cites justement.
Cela fait de nouveaux noms sur ma liste d’achat, tout ça.
Tu as décidé de continuer Blueberry en recommençant du début, ça promet ! pour la question des sous, tout ça, je pense que tu auras aucun mal à trouver les alboumes d’occasion. Sinon, les médiathèques, oeuf corse.
Ne commence pas le Vagabond des limbes, tu risques d’adorer et il y a trente tomes.
Go West est un one-shot et c’est le plus rare de ceux que je cite : il a été réédité façon « deluxe » récemment, avec dos en tissu à l’ancienne (ce qui est joli, mais idiot, j’ai une première édition de 1979 et il n’y a pas de dos en tissu).
La guerre éternelle, que je cite au passage en fin d’article, c’est plus récent, trois tomes parus en 1988-1989, une histoire de science fiction transposant l’absurdité de la guerre du Vietnam (Haldeman, l’auteur, en est vétéran) dans l’espace, avec une intéressante variation sur le paradoxe temporel. Je te recommande. C’est basé sur un roman que Dino Bleu a chroniqué : http://ledinobleu.wordpress.com/2010/06/18/la-guerre-eternelle/
sur la bd : http://www.bedetheque.com/serie-233-BD-Guerre-eternelle.html
J’avais justement prévu de me ré-inscrire aux médiathèques lyonnaises (une carte pour toute la ville) maintenant que je viens de gagner un peu de stabilité et que je sais enfin ce que je ferai les prochains mois. Au passage, cela me débloque aussi un budget BD, la vie est belle.
Blueberry, je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt – ce n’était pas trop mon genre de dessin étant gamin – mais décidément, j’accroche. Je vais me le faire dans l’ordre chronologique, maintenant.