L’Ecole Emportée
de Kazuo Umezu
1972-1974, Glénat 2004
L’histoire :
Sans explication, un cataclysme frappe l’école élémentaire Yamato, qui se trouve téléportée, avec ses professeurs et ses 800 élèves, de sa banlieue ordinaire dans une univers de cauchemar : une terre stérile, couverte de sable, sans vie ni vestige apparent. Tandis que là où s’élevaient les bâtiments, ne reste plus qu’une fosse béante.
Coupés de leurs parents, de leurs maisons, et sans autres perspectives que la mort sous toutes ses formes, les enfants tentent malgré tout de s’organiser. L’un d’entre eux, Shô, s’affirme comme un leader. Mais quel espoir peuvent-ils encore avoir, quand tout semble perdu, qu’il n’y a apparemment presque ni eau ni nourriture, et que le danger peut venir de partout, y compris du plus innocent des visages : celui de son propre camarade de classe?
Ce que j’en pense :
C’est à cause de sa description dans le livre de Jean-Marie Bouissou, et aussi du billet de l’ami Méta, que ma curiosité s’est portée sur L’Ecole Emportée. Au passage, une fois de plus, merci la médiathèque. Je ne suis pas sorti indemne de la lecture d’une oeuvre aussi forte, et en tous cas je ne vois pas comment on pourrait rester insensible à l’horreur et au désespoir qui remplit chaque page. En même temps, résumer L’Ecole Emportée à un simple manga d’horreur, ce n’est pas lui rendre justice.
Pour mieux comprendre une oeuvre aussi sombre que L’Ecole Emportée, il n’est pas inutile de resituer sa conception dans le contexte de l’époque. L’auteur, Kazuo Umezu, est né en 1936, et a été témoin dans son enfance des trois grands traumatismes des années 40 : la défaite du Japon, la bombe atomique et l’occupation américaine. Il apprend le métier de mangaka par la filière des librairies de prêt, avant d’intégrer, dans les années 60, le groupe contestataire du Gekiga Kobo (« l’atelier d’histoires dramatiques »), dont le manifeste est : « Un vent nouveau souffle sur le monde du manga et de nouveaux arbres bourgeonnent : c’est le gekiga. » Je rappelle que le gekiga, dont certains auteurs comme Hiroshi Hirata se réclament encore aujourd’hui, n’était pas un style de dessin (puisqu’on y trouve de tout, du dessin rond enfantin au style hyperréaliste), mais plutôt un état d’esprit, puisant son inspiration dans les sujets sérieux, dramatiques et souvent historiques, illustrant notamment les tensions politiques et sociales du Japon d’après-guerre.
Parallèlement à la parution de L’Ecole Emportée, d’autres gekiga traitent de sujets similaires : Les Vents de la Colère (Tatuhiko Yamagami, 1970), qui aborde les thèmes de la pollution industrielle et de la répression policière, et Gen d’Hiroshima (Keiji Nakasawa, 1973-1974), qui aborde frontalement le traumatisme de la bombe atomique et de ses effets sur la société.
L’Ecole Emportée traite de l’apocalypse qui frappe une école et ses enfants, lesquels deviennent une micro-société représentative de l’humanité, à la fois responsable et victime du malheur qui lui arrive. Les enfants, une fois confrontés à la situation de départ, et quasiment débarrassés des adultes, recréent les structures habituelles de la société humaine : famille (les élèves de cm2 deviennent les « parents » des maternelles), politique (création d’un gouvernement et élection d’un premier ministre). Ils reproduisent à l’extrême la violence des rapports familiaux et politiques, jusqu’à la guerre. La gestion des ressources est le problème principal, qui sous-tend tout le reste. Quand à l’environnement, il est une métaphore à la fois de l’apocalypse post-nucléaire (le décor évoque puissamment les ruines d’Hiroshima ou de Nagasaki), et du monde d’aujourd’hui (pollution, raréfaction des ressources, inégalités, etc).
L’Ecole Emportée prend la forme d’un cauchemar, où se succèdent sans trêve toutes les formes de l’horreur : meurtres sanglants, monstres effroyables, robots tueurs, slashers, maladies, et même horreur médicale. Le fait que des enfants trouvent la mort quasiment à chaque page est terriblement choquant pour un lecteur occidental. La mort d’un enfant est une sorte de tabou dans la bande dessinée européenne. Dans le manga, elle est fréquente, souvent par le biais de combats de méchas, où elle reste curieusement acceptable. Mais dans L’Ecole Emportée, elle prend une telle ampleur que le malaise est à la limite de l’insupportable. Il faut donc dépasser sa simple représentation pour y voir la transposition, dans une société d’enfants, de la violence des adultes. C’est donc bien dans un but contestataire, et non gratuitement, que l’horreur de L’Ecole Emportée est déployée.
Le sort des adultes, est du reste, vite expédié. A part la figure quasi mystique de la mère de Shô, il n’y a rien à en attendre. Les enfants sont le dernier vestige de l’humanité ; normal, donc, qu’ils soient directement exposés à la mort. Les figures du monde adulte sont des archétypes : les professeurs (auxquels on fait aveuglément confiance, par convention), le cuisinier (que tout le monde aimait bien, mais qui se révélera la pire des crapules), les idoles (comme le joueur de base-ball, apparition étonnante dans un des épisodes)… Les scènes se déroulant dans le monde « normal » sont également cauchemardesques, mais de façon insidieuse : le monde refuse de croire à ce qui s’est passé, il n’y a donc aucun espoir à en attendre. A noter quelques détails historiques de 1970, difficiles à comprendre pour le lecteur de 2011 : un anti-américanisme latent de la société japonaise (le flash info de la télévision qui souligne avec complaisance que l’épidémie de peste est due à un japonais ayant séjourné aux USA, donc contaminé là-bas). La condition de la femme n’y pas non plus particulièrement enviable, pas du tout émancipée.
Plusieurs critiques sont souvent faites au sujet de L’Ecole Emportée. Le dessin est souvent dénigré. Il est vrai qu’il supporte son âge (quarante ans tout de même !) et qu’il est donc assez éloigné de la fluidité et de la modernité du manga d’aujourd’hui. Je n’ai pas été choqué par ce défaut. Très vite, la puissance du récit et son rythme infernal prennent le dessus, et le dessin devient accessoire. Son côté enfantin, naïf est même un vecteur de l’horreur qui s’instaure. Comme un vrai cauchemar, c’est dans une univers enfantin que se manifestent la pire des terreurs. Le parallèle avec Dragon Head est pertinent, mais à relativiser compte-tenu du contexte.
Autre critique, la fin de l’histoire, que je ne révélerai pas, est souvent qualifiée d’expéditive, ou de « facile ». Je ne trouve pas. Au contraire, je m’attendais soit à un happy end total, soit à un aboutissement des plus sombres. Mais ça n’est ni l’un ni l’autre. L’Ecole Emportée nous propose une fin ouverte, jetant les bases de ce que peut devenir – ou pas – l’avenir des jeunes héros, devenus des adultes avant l’âge. Pourront-ils y faire face? Les intentions qu’ils manifestent nous questionnent en tant que lecteurs : sommes-nous capables de supporter notre propre condition, de l’accepter, et qu’allons-nous faire pour l’améliorer? Cela sera-t-il seulement possible?
Tant de noirceur serait illisible, sans la possibilité de s’identifier à Shô, le garçon courageux, au coeur sur la main, qui aussi longtemps que possible tentera de sauver ce qui peut l’être. Son caractère bon et altruiste est une étincelle d’humanité à laquelle le lecteur peut s’accrocher. Et ce, avec d’autant plus de réalisme, qu’il traverse les épreuves avec détermination, certes, mais non sans doutes, ni sans angoisse. Shô, c’est nous-mêmes, avec nos forces et nos faiblesses. Et l’image finale, à la dernière page, m’a déchiré le coeur.
En tout cela, L’Ecole Emportée est une oeuvre d’une rare profondeur, et pas seulement un manga de science-fiction ou d’horreur. L’horreur est souvent un simple divertissement (voir le succès du genre), qui a ses codes, ses fans, son langage propre. Ici, l’horreur n’est qu’un moyen. Il ne faut pas s’y arrêter. Et, oui, L’Ecole Emportée est un chef-d’oeuvre, non seulement du manga d’horreur, mais du manga (gekiga ou non) dans son ensemble.
A une époque, il existait deux marchés parallèles du manga au Japon : celui des éditeurs, et celui des librairies de prêt ; chacun possédait ses propres mangaka, avec par exemple Osamu Tezuka chez les éditeurs, et Kamuo Umezu chez les librairies. Si les premiers ne visaient que le jeune public et n’imaginait pas faire du manga autrement, les secondes possédaient un public plus adulte et hétéroclyte (ils ne proposaient évidemment pas que des manga dans ces magasins), ce qui permettait à leurs mangaka de traiter des sujets plus sombres, et de manière plus sérieuse (là où Tezuka pouvait lui-aussi traiter de sujets sensibles mais moins ouvertement). C’est ainsi que le gekiga s’est développé, et le Maître lui-même a longtemps rejeté ce genre de toutes ses forces. Puis, les librairies de prêt ont commencé à disparaître, et leurs auteurs ont rejoint l’autre grand marché du manga, emportant avec eux leur savoir-faire et leur gekiga, lequel a eu un impact évident sur l’ensemble de la production.
Il faudrait vraiment que je lise L’Ecole Emportée, un jour…
Ah oui, il faut que tu le lises ! Et puis, pour une fois, fais-toi violence : fais un saut à ta médiathèque, peut-être que…
Merci pour tes précisions.
Excellent manga en effet. Je vois que tu as mieux aimé la fin que moi mais ton point de vue n’est pas mal. C’est en effet un moyen d’approfondir l’histoire et d’alerter le lecteur. Elle est difficile à décortiquer finalement.
Peut-être que je surinterprête, comme ça m’arriver parfois, mais ma lecture dépend de mon vécu, et aussi de mon âge. Je suis né en 1970, et le style du dessin, comme les préoccupations, me « parlent » directement, dans un langage qui m’est familier. Plus familier, que pas mal des mangas d’aujourd’hui.
ce genre de fin ne peut pas vraiment être surinterprêtée pour la bonne raison que chacun peut y voir une interprêtation différente. mais la tienne est intéressante et colle bien à ce que cherche à montrer l’auteur.
Je te rejoins aussi sur le coté familier. Il n’y a pas cette distance que l’on peut voir dans ce genre de manga, je pense par exemple à Dragon Head, qui garde une certaine distance face au lecteur (mais qui est tout aussi bon je pense).
Je suis en train de lire, tome 1 terminé et les tomes 2 et 3 vont sûrement y passer dans la semaine. J’ai commencé car l’idée de base m’intriguait énormément, et aussi car mon chouchou Junji Ito dit être inspiré par Umezu.
Je me suis demandé si cela n’intéresserait pas mon père de le lire, vu qu’il est enseignant et que le début décrit bien les situations de crise entre enfants, adultes, et personnel (le mec de la cantine)… Mais bon, en ce moment il attend la retraite, donc il ne veut peut-être pas en entendre parler en fiction… :p
En tous cas, si les situations bizarres t’intéressent, n’hésite pas à lire mes quelques articles sur Ito.
Junji Ito, oui j’ai lu quelques infos ça et là. Y compris chez toi. Faudrait que j’en lise plus.
Je précise que j’aime le bizarre et le fantastique (j’ai eu ma période gothique, fondu de lovecraft entre autres) mais j’ai du mal avec le gore. Donc je ne sais pas si je peux y aller…
C’est variable. Je ne trouve pas ça gore, dans l’ensemble. Il n’y a pas vraiment de découpages, de membres arrachés, de tripes… La saga Tomie est peut-être la plus fournie dans ce domaine, en raison des morts nombreuses de la fille increvable, mais en dehors, c’est plutôt étrange, absurde, grotesque, parfois poétique… Mais clairement le fait que je puisse les lire parle de toute façon de lui-même, si ça passait son temps à s’étriper j’aurai déjà tourné de l’oeil.
Une belle reviex avec laquelle je suis complètement d’accord, notamment sur le traitement des adultes, le dessin en lui-même et la fin de l’histoire. Par contre, à propos de la mère du héros, elle a quand même la chance d’avoir un mari extrêment compréhensif (voire effacé) qui la laisse faire des actes incompréhensibles sans intervenir. Ca me semblait un peu idéalisé.
C’est intelligent de se relire après l’envoi du message:
« une belle revieW ».
De Junji Ito j’ai lu les 2 premiers tomes de Spirale, qui vallent beaucoup pour le dessin.
Si tu savais combien de fautes je trouve plusieurs jours après publication de mes billets ! Récemment, on m’en a signalé une énorme, dans mon premier billet… je ne l’avais pas vue pendant quatre mois !
Bonjour,
Je suis tombé totalement par hasard sur ce blog en effet ayant terminé l’ecole emporté,l’idée m’est venu de faire des recherches et en lisant les articles,vous m’avez fait découvrir pas mal de choses!. Je tiens donc a vous faire part de ma gratitude, et je trouve que votre blog a vraiment un style particulier vraiment agréable. La façon dont vous chroniquez est très appréciable.Je vous souhaite une bonne continuation et je continuerais à suivre vos articles avec enthousiasme.
Et bien voilà un commentaire qui fait rudement plaisir, merci beaucoup ! Ce n’est que pour cela que j’écris : partager et donner envie de découvrir des oeuvres qui m’ont plu.
Si je peux vous être (t’être) utile, faut pas hésiter ! L’espace commentaires est fait pour ça.
Bonne lecture.
Merci bien, la je commence les Dragon Head en decouvrant le manga dans les articles.
J’aime vraiment beaucoup les mangas horreur, as tu lu? shitaro-kun??? ou la femme defigurée,ils sont pas mal dans leurs catégories.
La femme défigurée, il faut que je me le procure. ça figure sur ma liste. merci de me le rappeler.
et bien maintenant c’est fait, et j’en parle ici :
http://chroniques-d-un-newbie.fr/?p=1924
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Bonjour Mackie
j’ai jamais été un grand fan de mangas. Je suis d’avantage bandes dessinées européennes.
Mais comme jai toujours bien aimé l’horreur, on m’a offert ces mangas. Je me suis habitué au sens de lecture différent. mais ça ne m’a pas posé probleme, à ma grande surprise.
Quel choc, ces mangas. J’ai adoré cette histoire.. je poussais des Oh, des Ah.. Le destin si tragique de ces enfants.
J’ai dévoré, voir englouti , ces livres… Je les ai relu récemment, et malgré que je connaissais tout, j’ai encore été pris dans l’histoire..
Je trouve que le net français en parle peu de cette histoire.. j’ai fait une recherche sur Google et je tombe sur ton site !
Bonne continuation à toi
Excellente critique! C’est très rare de lire une aussi belle écriture sur le Web. Aussi, les critiques (souvent amateurs) ont tendance à confondre la critique au résumé, erreur qui n’est pas apparue dans ce texte. Ici, nous lisons clairement une opinion et ce texte incite le lecteur à se questionner. Encore bravo!
En ce qui concerne l’École emportée, je ne sais pas si j’ai le courage de lire ce manga. Il y a quelques années, j’ai feuilleté quelques tomes dans une librairie et j’ai été bouleversée par les bribes d’histoire que j’ai lues. Même chose pour Gen d’Hiroshima : je suis tombée sur la scène où le frère et père du héros périssent dans les flammes. Absolument terrifiant!
J’ai tellement peur de lire ces mangas, mais simultanément, j’ai l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Ce qui est le plus surprenant, c’est qu’un manga d’horreur comme Gen d’Hiroshima soit référé comme une lecture obligatoire dans les écoles du Japon. Un peu comme Sa Majesté des mouches en France. Les enfants seraient-ils plus résistants à l’horreur et à la violence?
Encore félicitations pour cette belle critique et bonne chance pour tes futurs projets!
c’est étonnant, cette chronique est toujours une des plus lues du blog, 3 ans (!) après. faut croire qu’il n’y a pas grand monde qui a écrit à son sujet, depuis. aah, le gros problème du conformisme des blogs…