Tengu, samouraï de l’ombre

Tengu
de Hideki Mori

d’après le roman de Jiro Osaragi
Delcourt, 2001 (série terminée en 4 volumes)

L’histoire :
Vers 1860. Le gouvernement féodal, le Shogunat, vit ses dernières années. A bout de souffle, il joue la carte de la répression contre, d’une part, les grands féodaux en rébellion, et d’autre part, les partisans de l’Empereur. Les clans de Choshu et de Satsuma, fiefs du sud de l’archipel, essaient d’organiser la dissidence, mais en attendant, dans les rues de Kyoto, la milice shogunale du Shinsen-Gumi fait régner la terreur, sabrant les suspects sans procès.

Sugisaku, un orphelin acrobate de rue, est ami avec Okita, un des officiers du Shinsen-Gumi. Mais en secret, il admire le « Tengu », qui lui est venu en aide plusieurs fois. C’est l’ennemi juré du Shinsen-Gumi, un ronin dont personne ne connaît la véritable identité, et que l’on surnomme le « Tengu du mont Kurama ». Imbattable au sabre, il agit dans l’ombre avec un idéal : abattre le Shogunat et le système féodal, et restaurer l’Empereur, afin de rétablir la paix et la prospérité.

Partagé entre deux hommes qui lui offrent amitié et protection, mais qui sont ennemis mortels, quel sera le choix de Sugisaki? Ce choix ne reflète-til pas celui de tout le Japon, entre deux avenirs possibles?

Ce que j’en pense :
Tengu est le meilleur manga de sabre que j’ai lu à ce jour. Comparé à ceux d’Hiroshi Hirata (Plus forte que le sabre, Satsuma…), il respecte les canons esthétiques du gekiga (sérieux, réalisme, expressivité et souci du détail historique), mais bénéficie d’un dessin plus moderne et plus clair. Hideki Mori possède un style bien à lui : un trait de plume qui utilise assez peu les trames, l’hyperréalisme des expressions faciales, la stylisation et la fluidité des mouvements, un découpage théâtral qui exploite les contrastes de noir et de blanc, une violence plus suggérée que montrée, souvent hors-champ, créant un effet de litote.

A noter que Hideki Mori a été choisi par le scénariste Kazuo Koike, en remplacement de  Goseki Kojima, pour reprendre la série Lone Wolf & Cub, (en cours de publication au Japon, sous le titre Shin Kozure Ōkami).

Mais bien plus qu’un excellent dessinateur, Tengu possède surtout une intrigue prenante, à deux niveaux : celui, historique, de la chute du Shogunat, et celui, fictionnel, de l’histoire d’amitié paternelle entre un héros charismatique et un enfant des rues. Très basique, cette dernière intrigue progresse de façon subtile par la transformation progressive des personnages, beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Il faut dire que le contexte historique extrêmement compliqué offre de nombreuses possibilités de revirements et de rebondissements. Hideki Mori s’est en effet basé sur Kurama Tengu, un roman historique très populaire de l’écrivain Jiro Osaragi, qui a été également adapté en film et en drama. Tengu fait intervenir de nombreux personnages authentiques, lors d’évènements qui se sont réellement produits. Pour mieux comprendre en quoi cet épisode est aussi important dans l’histoire du Japon, il n’est d’ailleurs peut-être pas inutile que j’en fasse un petit résumé :

Le contexte historique :
Depuis 1600, le Japon vit sous le régime du Shogunat : l’Etat est représenté symboliquement par l’Empereur, à Kyoto, tandis que le pouvoir réel est à Edo, entre les mains du Shogun, ou « Grand Général Pacificateur des barbares » (tout un programme). Le titre de Shogun est héréditaire, et demeure dans la famille Tokugawa. En fait, c’est un dictateur militaire qui tire son pouvoir, de type féodal, de la soumission des seigneurs, les daimyos. Le régime a instauré la doctrine du sakoku, c’est-à-dire l’isolationnisme vis-à-vis de l’étranger. En raison de cette politique, le Japon reste figé dans un quasi moyen-âge, et prend un grand retard technologique par rapport aux autres nations.

En 1854, cette situation vole en éclat avec l’arrivée des navires américains en baie d’Edo (future Tokyo). La délégation militaire américaine force le Shogunat à un accord de libre-échange. Cet accord, très impopulaire, fait craindre pour beaucoup une colonisation du Japon par les puissances occidentales. Dans le même temps, les derniers Shoguns sont des jeunes hommes de faible constitution, qui meurent les uns après les autres. Sans leader solide pour tenir le pays, de nombreux Daimyos se révoltent, complotent, ou se rallient à l’Empereur. Parmi eux, les Daimyos des provinces de Choshu et de Satsuma (famille Shimazu) sont assez puissants pour lever leur propre armée et pour menacer Kyoto et Edo… On est en situation de quasi guerre civile, comme à l’époque Sengoku (l’âge des provinces en guerre). Cela culminera avec la guerre du Boshin, qui verra la défaite du Shogunat et la restauration de l’autorité impériale, avec le règne de l’Empereur Meiji, en 1868.

L’intrigue de Tengu se situe au coeur de ce contexte, et la plupart des personnages sont réels. Ainsi, on suit particulièrement les membres célèbres du Shinsen-Gumi, notamment leur chef, Isami Kondo, et ses officiers Toshizo Hijijata et Okita Soji. Dénus de scrupules et guidés par le désir de promotion sociale, ces ronins (samouraïs sans maître) sont entrés au service du Shogun pour en devenir une sorte de police politique, mais ils auraient tout aussi bien se laisser enrôler par le parti adverse. Parmi eux, Okita se signale par une expertise sans égale au sabre, mais atteint de la tuberculose, il s’affaiblit petit à petit, et ne peut participer à tous les combats. Aussi beau que gentil (mais implacable au combat), il a inspiré le film Tabou, de Nagisha Oshima, où il est dépeint comme un éphèbe suscitant les passions homosexuelles de ses compagnons de combat.

On rencontre également d’autres personnages hauts en couleur, dont le sympathique (en tous cas, présenté comme tel) Takamori Saigo, appelé le « dernier samouraï ». Ce leader du Satsuma est très populaire dans l’histoire du Japon, d’une part pour son rôle décisif dans la restauration Impériale, d’autre part pour son code de l’honneur, qui le conduisit ultérieurement à se révolter contre l’Empereur qu’il avait contribué à réinstaller.

Il est intéressant de noter qu’un des enjeux de ce récit est la modernisation du Japon. Celui-ci est symbolisé, de manière anecdotique, par l’utilisation, par le Tengu, d’un revolver Colt en plus de son sabre katana. Au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, le code de l’honneur du Bushido apparaît de plus en plus dépassé, et c’est l’utilisation d’armes modernes (fusils, canons) qui décidera du sort de la guerre. Cette modernité s’incarnera de manière surprenante en toute dernière page de ce manga palpitant.

En conclusion :
Superbement réalisé, dessiné et mis en scène, Tengu est passionnant pour l’éclairage qu’il apporte sur un moment clé de l’histoire du Japon. Si l’histoire de Sagisaku est parfois un peu naïve, elle est tout de même émouvante, car il symbolise le petit peuple dans une guerre qui le dépasse, mais où il s’engage à fond, par idéal. L’intrigue historique, elle, est fondamentale. J’ai appris de nombreuses choses. C’est pour le Japon, l’équivalent de notre Révolution Française : un moment fondateur, violent et complexe, où des pouvoirs changent de main, et où certains détails auraient pu tout faire basculer. Tout passionné du Japon devrait le lire, même s’il n’aime pas le gekiga.

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18 Responses to Tengu, samouraï de l’ombre

  1. Wintermute says:

    Ca tombe bien, je cherchais un manga dans la fibre historique, pour me changer de la SF. Le colt m’a fait pensé immédiatement au Yojimbo de Kurosawa. Après, je ne pense pas qu’il y ait forcément un rapport entre ce manga et ce film (en dehors du fait que l’arme à feu a changé la donne).

    Quant à l’histoire, au-delà d’un certain film bien connu et récent où un certain américain tie,ns malheureusement le premier rôle, elle me rappelle la très sympathique trilogie de Dale Furutani (les romans se déroulent juste après la prise du pouvoir par Tokugawa, et le héros, d’une classe absolue, y est un rônin dont in ne connait pas le véritable nom).

    Je vais m’arrêter là, parce que mon commentaire part dans tous les sens. Je sais ce que j’ai à lire, et ça tombe bien, ça me rappelle plein de trucs^^.

    • Mackie says:

      tant mieux si ça t’inspire, c’est le but.
      je reconnais le film américain dont tu parles (pas vu), hum, mais je ne connais pas le roman dont tu parles, et ça ça m’intéresse par contre.

      • Wintermute says:

        Alors, il s’agit, dans l’ordre, de :
        « La promesse du samouraï »
        « Vengeance au palais de jade »
        ‘Menaces sur le shôgun »

        L’auteur est Dale Furutani, c’est publié chez 10/18. Chaque bouquin est centré sur une intrigue « policière », et les trois sont liés par un fil conducteur.

        J’ai lu ça alors que je ne connaissais rien sur le Japon féodal, ça a été instructif, et le dépaysement qui m’avai tété offert m’avait tellement plu que j’avais relu la série quelques années plus tard, avec toujours autant de plaisir.

        D’ailleurs, ça peut être l’occasion de lui consacrer un bel article, Matsuyama Kaze étant un héros que l’on suit réellement avec plaisir!

        • Mackie says:

          dans la collection « grands détectives » de 10/18, probablement. ça tombe bien, je voulais justement lire des detective novels se passant au japon. merci de l’info.

  2. Corti says:

    Du même auteur, Stratège est aussi une vraie perle à lire :)

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  4. le gritche says:

    Une petite précision, mais peut-être ai-je mal compris l’article: Lone Wolf and cub a été publié dans les années 70 au japon. Je le conseille sans l’ombre d’une hésitation pour envrions les 15 premiers volumes, présentant des histoires indépendantes – avec un fil directeur – et très bien écrites et mises en scènes. La suite se focalise sur la lutte contre les Yagyu où les combats se succèdent comme dans ces récits où le grand méchant envoie des combattants de plus en plus forts contre le héros. Nettement moins riche que la partie précédente, mais le final est assez fort. Merci pour cet article !

    • Mackie says:

      Oui, Lone Wolf & Cub date des années 70, et je suis d’accord, c’est une série de grande qualité – je n’ai pas fini de la lire.
      Et je confirme qu’il existe une suite, avec le même scénariste : Kazuo Koike, mais cette fois Hideki Mori au dessin, sous le titre : Shin-Kozure ōkami. Sa publication avait été lancée dans le magazine Jin, mais suspendue suite à l’arrêt brutal de ce périodique. La parution a redémarré en 2009 dans un webmagazine, Katana, une publication d’ebookjapan.jp. Elle est en cours.
      Source : animenewsnetwork

      • le gritche says:

        C’est dingue après tout ce temps et la mort de Goseki Kojima. C’est sans doute pour ça que j’ai pu croire un instant que tu avais laissé une coquille dans ton article ;)

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