Quartier lointain
(Harukana Machi-e)
de Jiro Taniguchi
Big Comic/Shogakukan, 1998
Casterman « écritures », 2002
réédition 2012
L’histoire :
Hiroshi, 48 ans, part en voyage d’affaires pour deux jours, mais ayant trop bu la veille, il se trompe de destination : au lieu du shinkansen, il prend un train régional qui l’emmène vers Kurayoshi, la petite ville où il a passé son enfance. Mais au lieu de rebrousser chemin, il décide, en proie aux souvenirs, d’en profiter pour aller se recueillir sur la tombe de sa mère, morte d’épuisement un quart de siècle auparavant. Mais voilà que devant sa tombe, un étrange phénomène se produit : Hiroshi n’a plus 48 ans, mais à nouveau 14, et il est vêtu en tenue de collégien… Désorienté, il se précipite à la maison qu’il croyait inhabitée et vendue, et retrouve toute sa famille, sa mère, sa grand-mère, sa petite soeur, et même… son père, qui avait quitté le foyer sans donner d’explications…
Ayant le corps d’un adolescent mais l’esprit d’un adulte, Hiroshi comprend qu’il est revenu dans le passé, quelques mois avant que son père ne parte. Que faire de cette chance : revivre en toute insouciance la vie facile d’un collégien, ou bien percer le mystère de cette disparition, et si possible, l’empêcher?
Ce que j’en pense:
Je ne sais comment l’expliquer, mais il y a certaines œuvres que j’aime tellement que je n’arrive pas à écrire de chronique à leur sujet. Peut-être parce qu’elles touchent des points trop sensibles, ou trop intimes, de ma personnalité, pour que je puisse les évoquer dans ce blog. Ou alors, est-ce peut-être parce que ces œuvres sont trop riches pour que j’arrive à les appréhender dans toute leur complexité, et du coup, je crains de ne savoir écrire que des banalités à leur sujet. C’est pourquoi je me suis bien gardé, jusqu’à présent, de parler de Nausicaä de la Vallée du Vent, d’Akira, de Gunnm, de Princesse Mononoke. Et quand je parle d’Evangelion, c’est de manière indirecte, en abordant le sujet par sa musique, par exemple. Il en allait de même pour Quartier lointain. Je l’avais lu plusieurs fois, emprunté à la médiathèque ou à des amis, la chance a voulu que je le trouve en réédition pour les 10 ans de la collection écritures, à tirage limité et numéroté, pour 10 € chez un bouquiniste… Et j’ai pu me replonger avec délice dans cette fascinante histoire.
Tout d’abord, il y a le plaisir de retrouver le dessin, immédiatement reconnaissable, de Taniguchi. Ce style net, élégant, précis, où le réalisme le dispute à la poésie. Ensuite, avec des riens, il vous embarque dans ses histoires dont il a le secret, ancrées dans la vie quotidienne, sinon banale, de personnages ordinaires : que ce soit L’homme qui marche, ou Le gourmet solitaire, il ne s’y passe en apparence rien d’extraordinaire, mais chaque case fourmille de ces petites choses qui, les unes à la suite des autres, finissent par raconter des histoires d’une rare profondeur. Dans cette veine réaliste, Quartier Lointain est peut-être sa plus belle réussite, probablement parce qu’il y a mis beaucoup de lui-même, et de ses propres souvenirs d’enfance, mais aussi et surtout parce qu’il s’appuie sur une véritable intrigue romanesque.
Le point de départ est pourtant convenu : un homme voyage dans le temps et retourne dans le passé, inexplicablement. Taniguchi écarte d’emblée l’aspect fantastique ou science-fiction de cette situation, qu’il illustre avec distance dans une séquence poétique, métaphorique (le ciel, le papillon…) à la limite de la litote. Et au lieu de s’apesentir sur le pourquoi, et de fournir des explications qui de toutes façons, seraient invraisemblables et plomberaient le propos, il passe à la suite, qui est le véritable coeur de l’intrigue : les relations de Hiroshi avec les autres, en renvoyant vers l’enfant qu’il était, l’adulte cynique et désabusé qu’il est devenu. C’est la double occasion d’une part, de faire le bilan de son existence, et d’autre part, de rebattre les cartes, et peut-être de corriger ses erreurs. Qui n’a jamais rêvé de revenir en arrière, et de changer le cours de sa vie? Mais la leçon finale sera que, même si cela était possible, la clé du bonheur n’est pas de revenir en arrière, mais d’avancer. Et qu’il n’est jamais trop tard pour cela.
Au-delà de ces questions existentielles, Quartier lointain est également un hymne à l’insouciance, au bonheur de vivre, rempli de scènes émouvantes ou humoristiques, et c’est là l’autre plaisir qu’il m’apporte : ayant moi-même atteint l’âge de son héros – pas 14 ans, hein, je veux dire bien sûr la quarantaine et des bananes, je ne peux que partager la mélancolie et la tendresse de Hiroshi (et à travers lui, de Taniguchi) envers son adolescence, cet âge où chaque minute se vit avec une intensité que l’on peine à retrouver trente ans après. Peu importe le pays, la ville, le contexte historique : c’est l’âge qui rend le récit à la fois exotique et familier, cet âge où se nouent des amitiés intenses et qui pourtant s’évanouiront, cet âge où l’on est bien plus amoureux du sentiment amoureux lui-même, que du sujet de son amour, cet âge enfin, où sorti de l’enfance, on commence à regarder les adultes autrement, et où les adultes vous regardent différemment eux aussi…
Oh comme je comprends et j’envie Hiroshi, quand il respire à pleins poumons l’air de l’été de ses 14 ans. Dis Hiroshi, pour toi aussi, cet été est-il nimbé d’une lumière irréelle? Et cette fille, te souviens-tu de son parfum? Et de ta première cigarette? Et de ton premier verre d’alcool? Te souviens-tu avec précision, toi aussi, de ce jour où tu as couru dans la mer, pour que ça ne se voie pas? À travers ces instantanés, Quartier lointain trouve un ton d’une incroyable délicatesse pour me renvoyer avec justesse ces souvenirs à l’esprit, qui me font penser, oui, ça aussi je l’ai vécu. Il n’est pas nécessaire d’invoquer des paysages extraordinaires ou de partir d’un conte de fées pour nous emmener ailleurs. En prenant ce train avec Hiroshi, moi lecteur, je fais ce voyage magique vers le pays, ou le quartier le plus lointain qui soit : ma propre vie.
Une très belle chronique Mackie, qui me donne aussi envie de me replonger dans ce superbe album. J’ai une affection particulière avec Le journal de mon père plutôt que Quartier lointain, qui ont sensiblement le même fond. Ton écrit rappelle bien qu’il y a aussi des différences, et qu’au-delà du retour dans les souvenirs ou le passé lui-même, il y est aussi question de l’adolescence et de cette vision si particulière de la vivre avec un œil d’adulte.
Comme beaucoup, j’ai emprunté Quartier Lointain à la médiathèque locale, histoire de découvrir Jiro Taniguchi. Peut-être justement car je n’ai pas « 40 ans et des bananes », mais ce manga ne m’a pas spécialement marqué, de même que Sous un Ciel Radieux et Le Sauveteur, les deux autres titres de l’auteur que j’avais emporté ; j’ai trouvé qu’il avait tendance à se répéter et à reprendre les mêmes thèmes.
Alors je ne sais pas ce que cela donnera quand j’aurai atteint la quarantaine, mais dans l’immédiat, je ne regrette pas mon adolescence, si ce n’est une relative insouciance, et une période où je découvrais les manga et les comics. Me retrouver à mes 14 ans, dans la peau d’un Peter Parker – mais sans l’araignée radioactive, sans les bons résultats scolaires, et sans Gwen Stacy – ferait plus figure de cauchemar qu’autre chose.
Je suis loin des 40 balais, mais contrairement à mon voisin du dessus, Quartier Lointain est sans aucun doute mon Taniguchi préféré avec Le sommet des dieux (que je n’ai pas encore terminé) alors que pourtant, là encore, je ne suis pas spécialement fana d’alpinisme.
C’est peut-être ça la force de l’auteur, intéresser les gens à des histoires dont ils ne sont pas les héros.
Joli et touchante chronique, toute en simplicité et qui suffit à travers quelques phrases à donner le ressenti que j’ai pu avoir en lisant ce livre.
Est-ce une impression : j’ai cru ressentir à ta lecture une certaine retenue, comme si tu ne voulais pas trop « fouiller » le contenu et l’analyser ? Parce qu’au fond il s’agirait également d’un bouquin assez simple mais qui arrive à toucher juste à travers certaines situations, certains dialogues, mais aussi grâce au dessin de Taniguchi qui transpire la nostalgie.
Je me rapproche inexorablement de cette nouvelle décennie de ma vie que constitue la quarantaine, et je partage donc ton enthousiasme quand à Quartiers lointain de Taniguchi qui n’est pourtant pas un de mes auteurs favoris.
Ceux où celui-ci se penche vers son passé son d’ailleurs systématiquement mes favoris. Avec Quartiers lointain, Le journal de mon père mais surtout Un zoo en hiver qui reste indéniablement pour moi son œuvre favorite et qui m’a le plus touché. Je le relis régulièrement.
Par contre, j’éprouve bien de moins de plaisir sur ses œuvres moins personnelles comme Le Sauveteur ou Sky Hawk. Et je n’ai par contre pas encore atteint Le somme des Dieux ni osé me confronté au ciel d’Icare.